Cédric Bougnoux

Après six ans de guerre, il est désarçonnant de s’entendre dire – affirmer même – que la révolution syrienne sera pacifique ou ne sera pas. Et plus encore que « révolution il y eut, révolution il y a, et révolution il y aura »… Fadwa Souleimane et Rami Hassoun, respectivement co-créatrice et réalisateur du court-métrage Message to.., diffusé à partir du mercredi 15 mars sur YouTube, n’ont pourtant rien de flâneurs à l’optimisme béat.

La première a suffisamment vu et vécu – de Homs, ville assiégée, à la clandestinité à Damas – pour ne pas se laisser bercer par quelque doux rêve de circonstance. Ses mots se veulent avant tout ceux de l’expérience du conflit syrien : « Ceux d’une révolution qui existe encore. Mais que malheureusement, on n’entend pas. »

Artistes, oui. Opposants assurément. Et partisans résolus de la non-violence. Et il faut de la conviction pour proclamer ce genre de profession de foi : opposer au régime et aux djihadistes des mots, le pacifisme au fanatisme, l’auto-organisation aux régiments des uns et aux katibas des autres. Ces « armes » alternatives, disent-ils, ont été employées par des centaines de milliers de Syriens aux premiers mois du soulèvement contre Bachar Al-Assad. Les deux créateurs assument vouloir, aujourd’hui, se faire les porte-parole de la société civile de l’intérieur et de la multitude de l’exil.

« Cette guerre couvre les voix qui rêvent de démocratie, qui voudraient se faire entendre, qui voudraient s’exprimer, tout simplement », résume Rami Hassoun. Message to.. est une « fiction expérimentale » de 17 minutes réalisée par le jeune homme de 28 ans, bâtie autour un texte poétique écrit et lu par Fadwa Souleimane, une figure du soulèvement. Le film a été primé au titre de meilleur court-métrage expérimental au ARFF International Film Festival de Berlin.

Le cœur d’un peuple

De Fadwa Souleimane, reviennent d’abord à l’esprit des images qui ont fait le tour des chaînes arabes aux débuts du mouvement populaire syrien. Celles d’une femme aux cheveux coupés courts, capable de faire danser les foules de Homs au cœur de l’hiver 2011 : « Ni salafistes ni frères musulmans, nous voulons un pays civil. » « Le peuple syrien a fait sa révolution par l’art : les graffitis, slogans, chansons, et la danse », dit-elle. Même sous la mitraille et les snipers. C’était avant que la « capitale de la révolution » ne soit dévastée par l’armée de Bachar Al-Assad et que l’organisation Etat islamique (EI) vienne camper à une heure de route de la cité.

« Mon visage est un morceau de charbon fleuri par la douleur des souvenirs. Et ma mémoire, des villes qui périssent »

Devenue un symbole de la mobilisation pacifique, elle fut traquée par les forces de sécurité puis contrainte de quitter, à pied, son pays. Elle vit en France depuis 2012. Un exil qui pèse. « Mon visage est un morceau de charbon fleuri par la douleur des souvenirs. Et ma mémoire, des villes qui périssent », proclame-t-elle dans L’Obscurité éblouissante, poème et voix off du film.

Danseur et chorégraphe établi à Lyon, Rami Hassoun a mis un an pour monter ce projet, financé sur fonds propres. Un mal pour un bien, selon lui : « Je voulais avoir l’entière liberté de mon propos. Et pour cela je devais être indépendant. » Message to.. s’ouvre sur un travelling de onze minutes, accompagné par une composition musicale de Matthieu Clara et de Clément Graindorge. « De la musique, de la poésie, de la danse, un engagement des corps qui amènent à pouvoir retranscrire des émotions », explique le cinéaste.

Des émotions qui font corps avec les crimes les plus barbares. Trois femmes pendues par les pieds, des scènes de détresse et de fuite impossible… On pense alors à Saidnaya – la prison damascène aux 13 000 pendus – et aux autres oubliettes du régime. « Pourquoi des femmes ? Car elles représentent le cœur d’un peuple. Elles perdent leurs maris, leurs enfants, leur famille, elles subissent toutes sortes d’atrocités que j’ai souhaité représenter dans ce film », détaille Rami Hassoun. Une survivante finit par surgir, face à une représentation des Nations unies : « Arrêtez ce massacre. »

« La dernière image n’est pas un appel à l’ONU. Nous condamnons l’ONU tout autant que les grandes puissances internationales », assure le réalisateur. C’est son autre combat : la solution, en Syrie, ne peut venir que de l’intérieur. L’extérieur n’aurait fait qu’attiser les flammes du conflit. Les uns soutiennent le régime, les autres les djihadistes. « C’est une guerre internationale. Il s’agit de donner une leçon à tous les peuples du monde. Vous avez demandé la liberté. Votre destin sera la guerre. Personne n’a intérêt à ce que le peuple syrien recouvre sa liberté. Ils veulent diviser le monde sur une base communautaire, le remodeler sur notre dos », fait valoir Fadwa Souleimane.

« Le lys sur l’eau de l’Euphrate »

Fadwa et Rami sont des pacifistes radicaux. « Les Syriens n’auraient jamais dû prendre les armes. C’était faire le jeu du régime. Ils ont été confrontés à une impasse », assène ainsi le jeune homme. Dès la fin 2011, sous la pluie de Homs, elle, bataillait contre la confessionnalisation et la militarisation du conflit, persuadée que l’auto-organisation de la société finirait tôt ou tard par balayer Bachar Al-Assad.

« Des gens ont toujours opposé leurs valeurs humaines et d’humanisme à la barbarie du régime. Ils refusent de devenir des monstres à l’image de ceux qu’ils combattent. Ils croient à la révolution de l’homme, de la beauté », explique-t-elle, citant les conseils civils locaux qui continuent contre vents et marées à administrer villes et villages dans les zones libérées. Un « discours naïf », ont vite fait de lui rétorquer ses détracteurs dans l’opposition – qu’elle n’a elle-même pas souvent ménagée.

« La priorité, c’est arrêter cette guerre. On ne peut rien construire si elle perdure. Mais dans les faits, le régime est tombé. Il est tombé dès 2012. Aujourd’hui, il ne tient que grâce à l’appui de troupes extérieures. Il n’existe que parce qu’elles sont là pour faire la guerre. Il faut les sortir du pays », ajoute-t-elle, en citant pour exemple « le Hezbollah et les Gardiens de la révolution iraniens, une milice terroriste ».

Message to.. est de l’avis même de ses réalisateurs un film sombre, même s’ils tiennent à laisser filtrer une lumière : celui d’opposer, jusqu’au bout, la danse et les mots aux généraux et aux émirs. Avec cette conviction qu’à la longue nuit du peuple syrien succédera une renaissance. Parce que « l’art portera toujours plus loin que leur guerre et leurs balles ».