Le Monde

Renault, fleuron de l’industrie automobile française, a-t-il trompé ses clients ? Faisant suite aux soubresauts de l’affaire Volkswagen, qui a avoué en 2015 utiliser un logiciel truqueur pour fausser les tests d’homologation concernant les émissions de gaz polluants, une enquête judiciaire visant le constructeur français est en cours pour tromperie aggravée.

Une information judiciaire a été ouverte le 8 janvier à l’encontre de Renault, trois juges d’instruction du pôle santé du tribunal de Paris ont été nommés. La mise en cause du constructeur s’appuie sur une longue enquête – près d’un an – de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

Ses conclusions, révélées le 15 mars par Libération et dont Le Monde a pu avoir connaissance avaient été transmises au parquet en décembre 2016. Et elles sont accablantes pour Renault : une fraude érigée en système, une chaîne de commandement impliquée jusqu’à son sommet. Le dossier judiciaire, uniquement à charge à ce stade de l’enquête, est potentiellement explosif pour l’entreprise. Place donc à l’accusation.

  • Un logiciel pour mystifier l’homologation 

Peu de temps après l’affaire Volkswagen, la ministre de l’environnement, Ségolène Royal, a ordonné la formation d’une commission d’enquête chargée de déterminer si d’autres constructeurs que le géant allemand avaient triché sur les gaz polluants. Très vite, dès la fin 2015, une série de tests sur les très toxiques oxydes d’azote (NOx) ont révélé des anomalies inquiétantes chez plusieurs constructeurs, dont Renault, en particulier sur les modèles Clio et Captur.

La DGCCRF s’est alors saisie du dossier. Et elle a trouvé un loup. « Un logiciel injecté au calculateur », modifie le fonctionnement du moteur aboutissant à une sous-utilisation importante des éléments de dépollution (…) en dehors des strictes conditions d’homologation ». Cette sous-utilisation « conduit à une hausse des émissions de NOx ».

Dans le détail, les deux systèmes de dépollution des moteurs diesel utilisé par Renault sont impactés par les réglages du calculateur : la vanne EGR, qui équipe les véhicules homologués Euro 5 et Euro 6 et la trappe à NOx, réservée aux Euro 6. En ce qui concerne l’EGR, la DGCCRF constate que la vanne fonctionne uniquement à la température réglementée du test d’homologation (entre 17 et 35 degrés). En dehors, elle devient inactive. Soit, sur route, pendant les sept mois les plus froids de l’année. Selon la DGCCRF, la stratégie a « pour objectif de limiter l’usage de l’EGR lors de l’utilisation client » pour éviter les désagréments de conduite et les surconsommations associés à l’utilisation de ce dispositif.

Quant à la trappe à NOx, elle est réglée pour se purger beaucoup dans des conditions précises de roulage correspondant à la phase de prétest. Résultat : ce dispositif, consistant à piéger les oxydes d’azote, devient ultra-opérationnelle juste avant l’homologation. Le reste du temps, elle est au contraire calibrée « de façon consciente et volontaire » pour éviter la survenue des purges lors de l’utilisation client. Le but, là encore, étant de réduire les effets induits sur la conduite par l’utilisation de la trappe à NOx.

  • Un patron ciblé 

Pour la répression des fraudes, le délit de tromperie est donc bien caractérisé. « L’implantation d’un logiciel dans le calculateur visant à ne faire fonctionner les organes de dépollution de manière efficace que lors des tests d’homologation (…) trompe le consommateur sur une qualité substantielle du bien qu’il achète, assène le gendarme de la consommation, à savoir que ses performances écologiques (…) soient comparables lors d’un usage réel aux valeurs obtenues lors du test d’homologation. »

Reste à trouver un responsable. Et la DGCCRF n’en voit qu’un : Carlos Ghosn, PDG de Renault. « La décision de commercialiser les véhicules après avoir fabriqué les moteurs utilisant les stratégies frauduleuses qui les équipent revient à l’organe décisionnaire du groupe Renault, assure l’autorité. M. Ghosn assume cette fonction de décision stratégique. »

Et il y a pire. Selon la DGCCRF, « l’enquête a montré que les chefs de service qui approuvent ces méthodologies ne disposent pas de délégation de pouvoirs. » Un fait confirmé par l’audition d’Anne-Sophie Le Lay, directeur juridique de Renault, assurent les enquêteurs.

« Faux » a rétorqué en substance, le 15 mars, le numéro deux du groupe automobile. Thierry Bolloré, a apporté à l’AFP « un démenti formel » à ces accusations. « Renault, comme toutes les sociétés, a des délégations de pouvoir et les a communiquées à la DGCCRF », a-t-il indiqué. « Renault ne triche pas (…) tous les véhicules ont été homologués conformément à la réglementation en vigueur », a assuré le dirigeant.

Carlos Ghosn aurait malgré tout de quoi s’inquiéter. La loi prévoit un maximum de deux ans de prison et, parmi les peines complémentaires prévues par le code pénal, figure l’interdiction à titre définitif d’exercer l’activité professionnelle dans l’exercice de laquelle l’infraction a été commise.

  • Un système installé au cœur de l’entreprise 

Au-delà, la DGCCRF met en évidence l’implication de tout un groupe. Une demi-douzaine de cadres dirigeants et de hauts responsables techniques sont impliqués dans des échanges de mails, qui, selon la DGCCRF, démontrent une connaissance du système mis en place et une collusion généralisée. Sans compter que la documentation technique du constructeur, ne cache pas que tout le système de dépollution est tourné vers une optimisation des tests d’homologation.

Par ailleurs, les enquêteurs de la répression des fraudes mettent en cause une stratégie délibérée d’utilisation de matériel de dépollution peu coûteux. Citant l’audition d’un représentant de l’industrie automobile, la DGCCRF fait remarquer que « Renault a intégré tardivement la SCR [Selective Catalytic Reduction] » à son panel de technologies antipollution, sachant que cette dernière technique est la plus efficace et la plus chère. La DGCCRF voit dans cette logique low cost une « économie frauduleuse par rapport à des concurrents. »

La DGCCRF, qui s’appuie sur le témoignage d’un ancien technicien qui a quitté le groupe en 1997, estime que certaines pratiques remontent à 1990. « Plusieurs véhicules étaient équipés de dispositifs de détection de cycle » qui permettaient à la voiture de repérer si elle était en train de passer des tests d’homologation. La première génération de Clio, sortie en 1990, était concernée pour les moteurs essence, d’après lui.

  • Un risque élevé pour Renault 

Dans l’affaire, le constructeur risque gros. Probablement plus gros que ce que les dirigeants du groupe ont jusqu’ici reconnu. Aucune provision n’a été inscrite dans les comptes de l’entreprise, alors que si elle était condamnée l’entreprise pourrait avoir à payer 3,58 milliards d’euros d’amende.

En plus de cette somme, les actions juridiques de groupe ou d’individus isolés font peser un risque financier supplémentaire sur l’entreprise. « Il serait normal que les véhicules soient remboursés », avance Frederik-Karel Canoy, avocat spécialisé dans le droit commercial. M. Canoy estime à près de 500 personnes les clients de Renault qui l’ont contacté pour demander réparation.