Un juge de Hawaï a suspendu, mercredi 15 mars, la deuxième version du décret gelant l’immigration venant de six pays | JONATHAN ERNST / REUTERS

Un juge de Hawaï a suspendu, mercredi 15 mars, la deuxième version du décret gelant l’immigration venant de six pays, à savoir l’Iran, la Syrie, le Soudan, la Libye, la Somalie et le Yémen. Lundi 6 mars, Donald Trump avait signé une version modifiée de son décret migratoire, la première ayant déjà été bloquée par la justice le 3 février.

Le texte, qui gèle pour une période de quatre-vingt-dix jours l’accès au territoire américain d’un certain nombre de ressortissants étrangers, devait entrer en vigueur le 16 mars. Mais comme pour le premier texte, le juge fédéral Derrick K. Watson a estimé que sa suspension permettrait d’éviter un « préjudice irréparable » parce qu’il vise, selon lui, spécifiquement une confession : l’islam. Le président américain a, lui, promis d’aller jusque devant la Cour suprême pour faire passer le texte.

Pour James Cohen, enseignant-chercheur à l’Institut du monde anglophone de l’université Sorbonne Nouvelle (Paris-III) et spécialiste des Etats-Unis et de l’immigration américaine, l’administration Trump va désormais peut-être être obligée d’écouter des élus du camp républicain qui ont pris leur distance.

Sur quels principes cette deuxième version du décret anti-immigration a été une nouvelle fois suspendue ?

Plusieurs amendements à la Constitution sont concernés par ce décret, notamment le 14e, qui assure à tous l’« égale protection des lois », le 5e, qui assure la « procédure régulière » (« due process of law »), c’est-à-dire la garantie de ne pas subir un traitement arbitraire de la part de l’Etat ou d’une de ses branches ; enfin, le 1er, qui interdit à l’Etat de favoriser des religions aux dépens d’autres religions. L’idée d’interdire aux adhérents d’une religion d’entrer sur le territoire américain n’est pas en conformité avec ces principes. Le fait de déguiser une telle « préférence », disons, ethnoreligieuse, en langage national ou territorial et d’abuser donc des droits de tous les ressortissants de plusieurs Etats ne change rien sur le fond.

Par ailleurs, la loi de l’immigration de 1965 a mis fin aux quotas par origine nationale, dont les connotations racistes étaient clairement reconnues. Impossible d’imaginer donc aujourd’hui une loi comme celle de 1882 qui bannissait explicitement l’immigration chinoise aux Etats-Unis.

Presque tous les juristes mobilisés sur cette question affirment que les retouches effectuées dans la deuxième version du décret sont purement cosmétiques. En dépit des changements de détail, ce décret vise toujours à bloquer de manière arbitraire les ressortissants de six pays à majorité musulmane.

Que va-t-il se passer désormais ?

Donald Trump a déclaré devant une foule de sympathisants, mercredi, dans le Tennessee, qu’il allait poursuivre son objectif au-delà du gel de la cour d’appel, qu’il irait jusqu’à la Cour suprême. Il est difficile de deviner ce que les juges de la Cour suprême vont faire, mais là aussi, M. Trump n’est pas sûr de gagner. La Cour est divisée aujourd’hui entre quatre juges réputés libéraux et quatre conservateurs. Je crois que même les conservateurs auront du mal à justifier une mesure de ce genre, mais certains seront tentés d’invoquer un principe d’autorité exécutive en matière de sécurité nationale.

Le 9e juge, le plus conservateur de tous, Antonin Scalia, est mort l’année dernière. Très peu de temps après son entrée en fonction, Donald Trump a proposé la candidature de Neil Gorsuch, également très conservateur – une sorte de disciple de Scalia – mais il n’y siège pas encore, le Sénat ne s’est pas encore prononcé sur sa candidature et il va y avoir une bataille là-dessus puisque les républicains du Sénat avaient refusé en 2016 de tenir compte du candidat proposé par Barack Obama.

On voit avec cette affaire que les contre-pouvoirs jouent leur rôle. Donald Trump a-t-il les moyens de réaliser son programme ?

Jusqu’à maintenant, la réponse de la branche judiciaire de l’Etat fédéral américain a été très ferme. Des milliers de citoyens mobilisés et de nombreux élus ont joué un rôle important en exprimant leur refus de cette interdiction dans la rue et dans les aéroports.

Je pense que la résistance face à la politique de Donald Trump peut être très forte car beaucoup d’Américains se méfient de ses tendances autoritaires. Rappelons qu’en février, il a dénoncé le « soi-disant juge » qui a suspendu la première version de son décret anti-immigration. Si l’on doit à tout prix trouver un avantage à la présidence de Donald Trump, c’est qu’elle a suscité un réveil citoyen.

La suspension par la justice de cette deuxième version est-elle un échec pour Donald Trump ?

Oui, sur le fond, et oui, dans l’opinion mondiale. Mais en tant qu’homme de spectacle, il va essayer de minorer cet échec en faisant comme si de rien était. Hier, devant la foule dans le Tennessee, il a martelé son thème habituel, à savoir que les juges fédéraux exposent, selon lui, le pays à un danger sécuritaire.

Compte tenu des deux premiers échecs, l’administration Trump va peut-être être obligée d’écouter des élus du camp républicain qui ont pris leur distance. Face à la première mesure, une quinzaine de sénateurs républicains ont exprimé des critiques, notamment des figures comme John McCain et Lindsey Graham, qui considèrent que des mesures de ce genre nuisent à l’image et aux intérêts des Etats-Unis. Mais l’influence des conseillers à la présidence Stephen Bannon et Stephen Miller, qu’on peut qualifier d’« ethnonationalistes blancs », reste forte pour l’instant. Ces hommes tiennent à stopper l’immigration par tous les moyens. Il s’agit bien d’une épreuve importante et symbolique pour l’administration Trump.

James Cohen, auteur de A la poursuite des « illégaux ». Les politiques et mouvements anti-immigrés aux Etats-Unis, éd. Le Croquant, 2012.

Décret migratoire rejeté : "Cela nous fait passer pour des faibles", peste Trump
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