Editorial du « Monde ». « Ah ! Qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! » Voici que des beaux esprits ont inventé la clause « Molière », dont, par goût de la culture, on ne pourrait dire que du bien. Molière, comme la langue qu’il faudrait obligatoirement parler sur les chantiers publics. Officiellement, pour des raisons de sécurité. Le premier ministre, Bernard Cazeneuve, qui excelle dans l’art de manier la langue, a parlé de clause Tartuffe. Il a raison : l’enjeu caché est de fermer les chantiers de BTP français aux travailleurs détachés, venus de Pologne, du Portugal ou de Roumanie, en créant un obstacle réglementaire à leur venue.

Revenons un instant à Jean-Baptiste Poquelin. Si, en pleine campagne électorale, l’idée éveille quelque sympathie, c’est qu’elle rappelle le besoin d’un vivre-ensemble, d’un partage de la langue française comme ciment de la société et de la culture françaises. Soudain, les communes et les régions élargiraient au monde du travail l’usage du français, obligatoire dans l’administration depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts, en 1539.

Sauf que ce n’est pas le sujet : cette mission appartient à l’école, à la société. Et la clause « Molière » est sans doute illégale, les édiles locaux ne pouvant exercer une police de la langue. Imagine-t-on une clause Goethe, Shakespeare ou Dante, exercée par les bourgmestres de Francfort, Edimbourg ou Milan et forçant les centaines de milliers de Français détachés ou expatriés en Europe à parler au travail la langue de leur pays d’accueil ?

Admettons que des mesures de sécurité supplémentaires doivent être prises pour assurer la bonne communication sur les chantiers. Elles sont du ressort des entreprises, de l’inspection du travail, du législateur, et certainement pas appelées à être instrumentalisées par des élus en campagne.

Instrumentalisation

Instrumentalisation, car l’objectif assumé de cette mesure est de favoriser les entreprises locales : le président de Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez (Les Républicains), ne s’en cache pas. Depuis l’élargissement de l’Union européenne, la France cherche à échapper au « plombier polonais », qui prend aujourd’hui le visage du travailleur détaché. Le nombre de ceux-ci a augmenté pour atteindre 285 000 en 2015. Ces ouvriers venus pour une mission ponctuelle doivent respecter le salaire minimal français. Leur salaire est bon marché, même si les écarts sont moindres qu’on le croit : avec les aides aux entreprises, le coût d’un smicard polonais et celui d’un smicard français sont devenus équivalents, selon le rapport de la députée socialiste Valérie Rabault.

Il reste deux problèmes. Il y a celui des cotisations sociales, acquittées dans le pays d’origine. On n’imagine pas un Français ­détaché en Allemagne sortir du système de retraite français pendant deux ans, perdant ses annuités, pour cotiser à fonds perdus pour le système allemand. Comment exiger la même chose d’un Polonais ?

Ensuite, la fraude. Elle existe. Elle est forte. Les règles de repos sont souvent bafouées, le smic détourné par une facturation aux ouvriers du gîte et du couvert, tandis que des petits malins utilisent des sociétés d’intérim en cascade dans toute l’Europe pour frauder les cotisations sociales. C’est illégal. Le gouvernement s’y est attaqué en lançant la carte de travailleur détaché tandis que les donneurs d’ordre et maîtres d’ouvrage ont obligation de déclarer leurs ouvriers. A l’inspection du travail de traquer la fraude. Pas la qualité de la langue parlée sur les chantiers.