Editorial du « Monde ». S’il fallait une preuve supplémentaire qu’un océan sépare l’Amérique de l’Europe, elle vient d’être administrée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La Cour de Luxembourg a en effet rendu, le 14 mars, deux arrêts qui vont faire jurisprudence : sous certaines conditions, elle a jugé qu’une entreprise était fondée à interdire à ses salariés le port d’un signe religieux ostentatoire, qu’il s’agisse du foulard islamique ou de tout autre signe.

Dans un éditorial tranché, le New York Times vient d’exprimer tout le mal qu’il pense de cette décision. Soulignant que celle-ci intervient dans un contexte marqué par le développement du « sentiment antimusulman » en Europe et à l’approche d’élections que la droite populiste aborde en bonne position, le quotidien d’outre-Atlantique estime qu’elle « adresse le mauvais message » et offre une « victoire » aux droites nationalistes.

Pardon, chers confrères, mais c’est exactement l’inverse : c’est en laissant perdurer une situation juridique incertaine qu’on risque de voir se multiplier des contentieux susceptibles de devenir des abcès de fixation pour tous ceux qui veulent attiser les passions antimusulmanes. Les juges européens ont donc utilement clarifié la jurisprudence et consacré une vision stricte de la laïcité dans le cadre des relations de travail.

« Discrimination indirecte »

La CJUE était saisie de deux affaires par les Cours de cassation belge et française. En Belgique, une réceptionniste avait été licenciée après avoir annoncé à son employeur son intention de porter le foulard islamique durant ses heures de travail, en dépit de la règle – non écrite – qui l’interdisait dans cette entreprise. En France, une informaticienne qui portait un foulard islamique avait été licenciée pour avoir refusé de l’enlever après la plainte d’un client. La Cour a posé le principe qu’une entreprise peut limiter l’expression religieuse de ses salariés et leur imposer en particulier une « neutralité vestimentaire » sans que cela puisse être considéré comme discriminatoire.

Plusieurs conditions sont posées à ce principe. Cette limitation doit être « générale et indifférenciée » et ne saurait s’appliquer à une seule religion, l’islam en l’occurrence. Elle doit également être clairement énoncée dans le règlement intérieur de l’entreprise. En outre, au nom de la « liberté d’entreprise », la CJUE considère comme légitime la volonté d’une entreprise d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients ; mais elle admet que cela peut constituer une « discrimination indirecte » et que la règle doit donc être appliquée de façon « appropriée ». Elle juge ainsi que peuvent en être exemptés des salariés qui ne sont pas en contact direct avec la clientèle.

Cette jurisprudence n’est guère surprenante en France, où la loi de juillet 2016 sur le travail a précisé la possibilité pour une entreprise d’inscrire le principe de neutralité dans son règlement et de « restreindre la manifestation des convictions des salariés ». En élargissant cette conception à l’ensemble de l’Union européenne, la Cour de Luxembourg a fait œuvre utile.