Trisha Brown et Lucinda Childs, deux grandes figures de la scène américaine, sont mises à l’honneur en cet automne 2016 à Paris, la première lors d’un parcours original proposé par quatre institutions (le Palais Galliera – Musée de la mode de la Ville de Paris, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, le Théâtre national de Chaillot et la Fondation Cartier pour l’art contemporain) à l’occasion des Journées européennes du patrimoine, du 17 au 19 septembre ; la seconde comme invitée d’honneur du Festival d’automne, du 7 septembre au 31 décembre.

Lire le parcours en sept rencontres : Les affinités électives de Lucinda Childs

Lire le compte-rendu de la tournée d’adieux (en 2013) : La danse d’envol de Trisha Brown

Nous republions ci-dessous un portrait croisé de ces deux chorégraphes avec Yvonne Rainer, paru en octobre 2015.


Trois « ladies » de la danse toujours à la pointe

Les chorégraphes américaines Trisha Brown, Lucinda Childs et Yvonne Rainer sont célébrées cet automne en France.

Trisha Brown à Montpellier en juin 2002. | LAURENT PHILIPPE/DIVERGENCE

En France, en même temps ! Voilà que débarquent trois grandes figures de la scène américaine, Yvonne Rainer, Trisha Brown et Lucinda Childs. Pionnières du Judson Dance Theater, mouvement artistique contestataire des années 1960, elles sont devenues des vedettes internationales. Welcome ladies !

Plus de cinquante ans que ces têtes chercheuses fomentent des embuscades à la danse, fouettent la création sans jamais lâcher la pression. Elles ont tout fait : performances, spectacles, opéras pour Brown et Childs, films pour Rainer, qui a renoué avec la danse au début des années 2000 après s’être consacrée au cinéma pendant plus de vingt ans.

Très en forme, Yvonne Rainer, 81 ans en novembre, et Lucinda Childs, 75  ans, arpentent toujours le terrain. Trisha Brown, 78  ans, a, elle, après plusieurs AVC, cédé les manettes à ses danseuses historiques. A l’affiche au Théâtre national de Chaillot, à Paris, sa compagnie poursuit le travail, remontant des pièces phares comme Present Tense (2003) pour cimenter les grandes pages du répertoire  de celle qui a chorégraphié plus de quatre-vingts spectacles.

Le geste, inspiré, profond, de l’autobaptisée « locomotive de l’abstraction » n’en finit pas d’épater. Emouvant, samedi 3 octobre, de voir surgir, à l’horizon de Pantin, sa performance historique Roof Piece (1971), créée sur les toits de Soho, à New York. Réactivé à l’enseigne du Centre national de la danse, dans le cadre de l’opération Revue, autour de la mémoire de la danse et de la transmission, cet incroyable jeu de relais gestuel entre des interprètes postés à distance sur différents toits a ravi. Souvenir d’une rencontre en 2005 avec Trisha Brown, à Soho, où elle évoquait, en riant, comment elle était allée sonner chez ses voisins : « Je leur disais que j’étais chorégraphe, que j’avais envie de danser sur leur toit. Ils me regardaient comme une bizarrerie et acceptaient. Je vivais et travaillais dans un état d’innocence totale… »

Discipline et rigueur 

Cet esprit performatif, ce débordement du geste dansé hors du théâtre, Trisha Brown, la rubber girl passée enfant par la danse classique, les claquettes et l’acrobatie, l’a d’abord musclé l’été 1960 dans les ateliers d’improvisation de la Californienne Anna Halprin. Elle y rencontre Yvonne Rainer qui rêvait d’être actrice avant de tester son premier cours de danse à l’âge de 23 ans et d’être « littéralement prise ». « Une épiphanie il faut bien dire, ajoute la chorégraphe, de passage au Musée du Louvre, le 25 octobre, pour sa nouvelle performance, The Concept of Dust, or How Do You Look When There’s Nothing Left to Move, sur le thème du corps vieillissant. Trisha et moi sommes devenues amies. Il fallait la voir danser  ! Elle pouvait faire des choses incroyables. »

Toutes les deux déboulent à New York pour suivre les cours du maître Merce Cunningham (1919-2009) où elles retrouveront Lucinda Childs, dont la silhouette a été domptée à la barre de l’académisme depuis l’âge de 6  ans. C’est Rainer qui entraîne Childs au Judson Dance Theater. Ce triangle féminin et féministe pointe en force dans le collectif d’artistes devenu, dès 1962, le porte-étendard de la post-modern dance. Qui dit Judson dit : refus des conventions spectaculaires, revendication de l’expérimentation et de l’expérience de soi… Trisha Brown propose dans son solo Trillium (1962) une gamme de gestes « debout, assise ou allongée ». A la fin des années 1960, elle ira danser le long des immeubles, sur les lacs.

Lucinda Childs, qui dit avoir conservé du Judson « la discipline et la rigueur », se distingue par des autoportraits extravagants comme Pastime (1963), où elle se glisse dans un tissu élastique, ou Carnation (1964), bigoudis et passoire sur la tête, aujourd’hui repris par sa nièce Ruth Childs, le 4 novembre, à la Fondation Vuitton.

La chorégraphe et danseuse Lucinda Childs. | FRÉDÉRIQUE JOUVAL/PICTURETANK

Bascule esthétique

Quant à Yvonne Rainer, « la plus prolifique et la plus polémique du Judson », selon la critique américaine Sally Banes, auteure de Terpsichore en baskets (Chiron/Centre national de la danse, 2002), elle se risque dans des explorations telles que Three Satie Spoons (1961), au cours de laquelle elle se jette dans une danse explosée en poussant des borborygmes, ou le fameux Trio A (1966), un précipité de mouvements faussement naïfs.

En 1965, Rainer tape un grand coup sur la table avec le No manifesto. « Non au grand spectacle, non à la virtuosité, non aux transformations et à la magie et au faire semblant, non au glamour… » Une charte qui va planer, dès le milieu des années 1990, sur les propos deschorégraphes conceptuels français de la « non danse » comme Jérôme Bel ou Boris Charmatz. «  C’était très provocateur, à l’époque. C’était surtout une façon de faire place nette », glisse Rainer.

En 1972, après des spectacles pour de grands groupes de performeurs, elle quittera la scène et choisira la caméra pour renouer avec ses émotions. Son dernier film, Murder and Murder (1996), détaille une « relation lesbienne ».

Au début des années 1970, Brown et Childs plongent dans la boîte noire du théâtre. Fini la radicalité et l’inconfort !

Cette bascule esthétique, Trisha Brown comme Lucinda Childs, qui va collaborer dès 1976 avec Robert Wilson pour Einstein on the Beach, de Philip Glass, la vivent dans un autre registre. Au début des années 1970, elles plongent dans la boîte noire du théâtre. Fini la radicalité et l’inconfort ! Si contrastées soient leurs danses – kaléidoscopique et flexible car bâtie «  sur un traitement démocratique de toutes les parties du corps » pour Brown, plus formelle et minimaliste, enroulée autour du vocabulaire classique pour Childs –, des traits communs les rassemblent. Même appétit de défi, d’envie d’apprendre. Toutes les deux cultiveront des complicités d’exception avec des plasticiens et des compositeurs propulsant la danse comme plaque tournante des autres arts.

Trisha Brown prendra appui sur Robert Rauschenberg (1925-2008) jusqu’en 1994 et concevra avec lui certaines de ses pièces phares. Glacial Decoy (1979) se déploie sur fond de deux cents photos, Astral Converted (1989) s’amuse de se faufiler entre des sculptures lumineuses sur roulettes.

La danseuse Yvonne Rainer en 1982. | JACK MITCHELL/GETTY IMAGES

Retour de manivelle

Lucinda Childs, elle, a dialogué avec Sol LeWitt pour Dance, en 1979, tourbillon chorégraphique sur des musiques répétitives de Philip Glass. Ce chef-d’œuvre, référence dans son minimalisme exponentiel, a été recréé en 2009 et tourne avec succès. Dans la foulée, Lucinda Childs vient de remonter Available Light (1983), dans un décor de l’architecte Frank Gehry, sur une musique de John Adams. De cette pièce, l’écrivaine Susan Sontag, proche de la chorégraphe, disait en 1983 dans Abécédaire de Available Light que «  le caractère visionnaire du travail de Childs réside en partie dans son rejet de tout cliché, de tout ce qui pourrait rendre le travail disjoint ou fragmenté ». La chorégraphe met actuellement en route un nouveau projet avec Philip Glass, pour 2017.

Les œuvres de jeunesse de ces artistes cartonnent et dopent les nouvelles générations de chorégraphes

Si les spectacles récents de ces artistes trouvent toujours leur public, leurs œuvres de jeunesse cartonnent et dopent les nouvelles générations de chorégraphes. Tendance conceptuelle oblige et retour de manivelle de la performance, Yvonne Rainer, qui a renoué avec la danse en 1999 grâce à une commande de Mikhail Baryshnikov, transmet régulièrement Trio A ou Continuous Project/Altered Daily (1970).

Depuis le milieu des années 2000, les Early Works, de Trisha Brown, ressortent des cartons. Ces performances courtes comme Accumulation (1971), addition en boucle de trente gestes sur Grateful Dead, ou Spanish Dance (1973), train de filles très swing sur du Dylan, sont le socle de sa gestuelle. Ce sont elles, entre autres, que la compagnie a décidé de conserver pour le projet Plain Site, qui devrait investir uniquement des lieux non théâtraux. Dans l’esprit Trisha in situ des années 1970.

Festival d’automne. Available Light, de Lucinda Childs. Théâtre de la Ville, Paris. Du 30 octobre au 7 novembre. Trisha Brown, Théâtre de Chaillot, Paris. Du 4 au 13 novembre. Chair and Pillow et Pillow Slides, d’Yvonne Rainer. Le CND, Pantin. Du 6 au 8 novembre. Programme Trisha Brown/Twyla Tharp, Ballet de Lorraine, Nancy. Du 12 au 15 novembre. The Concept of Dust, or How Do You Look When There’s Nothing Left to Move ?, d’Yvonne Rainer. MuCEM, Marseille. Le 29  octobre. www.festival-automne.com