C’est l’un des feuilletons un peu sinistres qui a agité les réseaux sociaux ces derniers jours : une employée d’Electronic Arts, insultée et menacée par des joueurs qui lui reprochent d’être responsable de toutes les tares du jeu Mass Effect Andromeda, qui sort jeudi 23 mars sur PC, PlayStation 4 et Xbox One.

Et tant pis si la femme en question, basée à Vancouver, n’a au final pas grand-chose à voir avec ce nouveau Mass Effect, développé par une filiale d’Electronic Arts (EA), Bioware Montréal : pour les joueurs proches du mouvement antiféministe Gamergate, tout est prétexte à s’en prendre, pêle-mêle, aux développeuses, à EA et surtout, à Bioware. Car le studio canadien, responsable de certains des jeux de rôle les plus respectés des vingt dernières années, s’est rendu coupable d’un crime impardonnable à leurs yeux : mettre en scène quelques personnages gays et transgenres.

« Des histoires secondaires, des romances »

« Mass Effect, c’est pas des histoires de guerre : c’est des histoires de tolérance, d’acceptation, de courage et d’entraide », résume Lisa Durel, administratrice d’un site de fans de la série, Mass Effect Saga. Selon elle, les aventures du (ou de la, selon le choix du joueur) Commandant Shepard, qui tente de sauver la galaxie contre une menace alien, sont tout sauf originales. Ni révolutionnaires. « Mais là où Bioware est très fort, c’est qu’ils arrivent à créer des histoires secondaires, des romances. »

Mass Effect Andromeda, le nouveau volet de la série, se déroule plusieurs siècles après la trilogie originelle. Les enjeux n’ont plus rien à voir, les personnages sont différents. Et pourtant, les joueurs attendent leurs aventures avec le même intérêt, car ce qui les intéresse est moins ce que raconte Bioware que la façon dont il le fait.

« Quand tu rencontres un joueur de Mass Effect pour la première fois, le mec ou la meuf va te demander “qui est-ce que tu as romancé ?” », s’amuse Lisa. Comprendre : « Avec qui tu es sorti ? Avec qui tu as couché ? »

Societé post-homophobie

« On croit très fortement que la meilleure manière de raconter une histoire, c’est via les relations entre personnages, confirme Fabrice Condominas, producteur des deux derniers Mass Effect. Evidemment, parce que nos jeux sont basés sur le choix, ça provoque une complexité énorme, mais c’est ce qui fait notre force. Dans l’industrie actuelle, c’est un peu de la folie ! »

Ces histoires d’amitié, d’amour et de coucherie sur fond de fin du monde plaisent à beaucoup de joueurs, mais trouvent un écho particulier dans la communauté LGBTQA (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenre, queer et asexuels). Parce que le futur dépeint ici est celui d’une société post-homophobie, où l’humanité a dépassé depuis longtemps ses divisions.

Bien qu’il ne soit lié à aucune romance, le personnage de Cremisius Aclassi dans « Dragon Age Inquisition » est l’un des rares personnages transsexuels du jeu vidéo. | Electronic Arts

« On n’imagine pas le nombre de personnes qui sont heureuses d’avoir des personnages LGBTQA dans le jeu vidéo, et à qui ça fait un bien dingue, s’enthousiasme Lisa Durel. Il y a des personnages qui sont ouvertement gays, et tout le monde s’en fout, ce sont juste des caractéristiques de personnages déjà très riches ». Le dernier épisode de Dragon Age, l’autre série à succès de Bioware, présente d’ailleurs l’un des rares personnages transsexuels du média.

A l’écoute des retours

Dès 1998 et le premier jeu de rôle de Bioware, le très culte Baldur’s Gate, le joueur peut « romancer » d’autres personnages. Mais cela reste encore un détail à la marge de l’aventure. « BioWare a écouté les retours des joueurs », raconte Nicolas Domingue, auteur de Mass Effect - A la conquête des étoiles, à paraître au printemps chez Third Editions. « Un vrai système de romance a donc été introduit dans Baldur’s Gate 2, et les gens ont adoré. C’est devenu récurrent, voire même attendu pour un jeu Bioware. »

Certains regrettent la belle simplicité de la narration d’alors, mais pour d’autres, l’expérience a un goût d’inachevé. « Baldur’s Gate était un peu frustrant, se souvient Kelly, parce qu’en jouant une femme, on n’avait droit qu’à un paladin pompeux et arrogant avec les pires techniques de drague du monde ».

Rencontrer les joueurs et les joueuses, « c’est devenu une image de marque »

Aussi, après Baldur’s Gate, et en préparant son nouveau titre, Neverwinter Nights (2002), l’équipe décide d’aller à la rencontre de ses joueurs, et, audace pour l’époque, de ses joueuses. Pour le producteur de Mass Effect, « c’est devenu une image de marque. Et plus cette image de marque s’accentuait, plus évidemment on a exploré de nouveaux aspects de ces relations, plus on est allé vers des relations intimes, puis vers les questions de sexualité ».

L’auteur de Mass Effect - A la conquête des étoiles situe le premier personnage homosexuel de la galaxie Bioware à 2003 à la sortie de Knights of the Old Republic, jeu de rôle situé dans l’univers de Star Wars. Pourtant dans le premier Mass Effect en 2007, c’est tout juste si le joueur, qu’il incarne un homme ou une femme, peut courtiser Liara, extraterrestre d’apparence certes féminine mais en réalité asexuée.

La Jedi Juhani dans « Star Wars Knights of the Old Republic », premier personnage gay des jeux Bioware. | Electronic Arts

En 2009, Dragon Age Origins propose deux romances avec des personnages bisexuels, mais Mass Effect 2 (2010), encore une fois, demeure assez timide. Pour Nicolas Domingue, « les femmes pouvaient avoir des flirts avec un ou deux personnages féminins, mais ils ne comptaient pas comme de “vraies” romances ».

Changement radical avec Dragon Age 2 (2011), dans lequel la plupart des personnages sont désormais bisexuels… Mais l’effort est souvent jugé maladroit : ils ne semblent en fait aspirer qu’à coucher avec le héros ou l’héroïne.

« Dans Dragon Age 2, c’était juste une question d’algorithmes, analyse Lisa Durel, de Mass Effect Saga. Plus tu avais d’interactions romantiques avec une personne du même sexe, plus ça va augmentait ta propension à être gay plutôt que bi ou hétéro. Cela vidait les personnages en question de leur substance », souligne Kelly.

Alors en 2012, avec Mass Effect 3, Bioware opère un nouveau revirement. Le dernier chapitre des aventures de Shepard propose des romances spécifiquement gays pour ses héroïnes mais aussi, pour la première fois, pour ses héros. « Une bonne partie du public a très bien accueilli cette évolution, note Nicolas Domingue. Mais évidemment, une frange très conservatrice fait part de son énervement à chaque sortie d’un nouveau jeu du studio. » Comme en 2014, avec Dragon Age Inquisition.

« Socialement progressistes »

Spécificité d’un studio canadien de son temps, à l’heure de Justin Trudeau et de son image de premier ministre combattant de la justice sociale ? D’après le producteur Fabrice Condominas, les équipes de Bioware s’assument effectivement comme « socialement progressistes » :

« Je pense surtout que ce qui a eu une influence, c’est le fait que ce soit des médecins urgentistes [Ray Muzyka et Greg Zeschuk] qui aient fondé Bioware. On imagine bien comment vivent les urgentistes tous les jours, et que dans leur mentalité même, il n’y a pas de distinction entre votre race, votre sexe, votre genre… on traite tout le monde pareil. Après, je ne serais pas surpris que culturellement, le fait que la compagnie soit canadienne ait rendu toutes ces discussions internes beaucoup plus faciles. »

Liara T’Soni, extraterrestre assexué, est l’un des personnages préférés des fans de la série « Mass Effect ». | Electronic Arts

Les derniers jeux de Bioware font pourtant grincer des dents, à commencer par celles des joueurs se réclamant du Gamergate, bannière aux contours flous mais parfois vue comme l’un des signes avant-coureurs du regain de dynamisme de l’extrême droite aux Etats-Unis et de l’élection de Donald Trump. Des personnes du même sexe qui s’aiment à bord d’un vaisseau spatial : un brûlot politique ?

Fabrice Condominas nuance : « Il n’y avait au départ aucune volonté de notre part d’en faire un acte politique : c’était juste du bon sens. Ce qu’il s’est passé, c’est que des gens nous ont ouvertement attaqués là-dessus, souvent des groupes chrétiens d’extrême droite. De facto, ils ont fait de nous un acte politique. »

L’importance des modèles

« Mass Effect est jeu éminemment politisé et militant », défend Lisa Durel, du site Mass Effect Saga :

« Je pense que les équipes de Bioware savent à quel point on a besoin de modèles, dans un monde vidéo ludique qui est extrêmement violent, sexiste, raciste. Où tu as encore très peu de jeux dont le personnage principal est de couleur, encore plus rarement une femme. J’ai grandi dans un village de 1 500 habitants, j’étais la seule fille adoptée et plus tard, la seule lesbienne du coin : dans cette situation, tu ne sais pas ce que c’est l’homosexualité. Tu te sens mal, parce qu’il n’y a personne qui te dit : “Hey, c’est ok ce que tu ressens, t’inquiètes, c’est normal”. Bioware a entendu les témoignages de gens qui ont dit “merci, parce que ça m’a aidé à me dire que je suis quelqu’un de normal, et que moi aussi je suis aussi capable de sauver le monde”. »

Dans « Mass Effect 3 », la scène tout en sobriété où le pilote Steve Cortez pleure son mari défunt a ému de nombreux joueurs. | Electronic Arts

C’est aussi ce que rapporte Théo, grand timide qui explique avoir fait son éducation amoureuse et sexuelle avec les jeux vidéo et Internet :

« Dans “Dragon Age”, j’ai été vraiment, sincèrement amoureux de [la sorcière] Morrigan, mais j’appréciais aussi beaucoup [l’assassin] Zevran. Si bien qu’en étant simplement amical, j’ai fini par avoir la possibilité de coucher avec lui : je l’ai d’abord fait pour voir, pour rire. J’ai grandi comme un homme cis hétérosexuel, et le concept d’une relation entre deux hommes m’était totalement étranger. Sans détailler, je pense pouvoir dire que je ne suis pas juste hétéro maintenant. Des conservateurs pourraient clamer : Bioware games make you gay !” [Les jeux Bioware font de vous des homosexuels !] qu’ils n’auraient presque pas tout à fait tort ! »

Des jeux grand public plus concernés

Les qualités et le caractère inédit des jeux Bioware n’aveuglent pas pour autant ses fans. Certains reprochent à Mass Effect et Dragon Age une lecture très sage et monogame des relations humaines, où il n’existe ni tromperie, ni « coup d’un soir ». Un monde où le joueur constitue l’unique horizon amoureux d’un parterre de partenaires potentiels aux allures de harem. Un monde où l’acte sexuel est souvent très prude, voire un peu ridicule (les joueurs rient encore de la scène de douche en maillot de bain de Mass Effect 3). Surtout, on lui reproche souvent le sexe présenté comme but ultime d’une relation bloquée au point mort une fois l’acte consommé. Comme si le sexe était une « récompense », comme un bon score à la fin d’un niveau. Des défauts que les développeurs disent avoir essayé de corriger dans Mass Effect Andromeda.

Samantha Traynor, un personnage lesbien dans « Mass Effect 3 ». | Electronic Arts

« Il n’y a pas encore de romance possible avec des personnages trans, et on ne peut pas en incarner non plus », souligne également l’auteur de Third Editions, Nicolas Domingue, qui rappelle toutefois que le premier Baldur’s Gate a récemment bénéficié d’une extension intégrant, entre autres, une combattante transsexuelle au sein d’une nouvelle quête. « On apprenait cette information au détour d’un dialogue tout simple, mais cela a suffi pour que l’auteure se fasse harceler et menacer sur les réseaux sociaux. On peut donc comprendre les craintes des développeurs, mais il est important que certains ouvrent la voie et, malheureusement, encaissent les premiers coups. »

Des coups encaissés qui ont permis à d’autres studios, à leur tour, de s’engager dans une voie que certains considèrent encore parfois comme commercialement risquée : « Il y a quelques autres jeux, comme Life is Strange, The Last of Us, Horizon Zero Dawn, ou le perso d’Ellen Page dans Beyond Two Souls, conclut Lisa Durel de Mass Effect Saga. Même les jeux grand public commencent gentiment à l’intégrer. »