Kyrie Irving, 24 ans, est un des meilleurs joueurs de basket-ball de la planète. De ses débuts en NBA, en 2011, jusqu’à sa victoire en finale avec les Cleveland Cavaliers de Lebron James, en 2016, sa trajectoire a été régulière et parfaite. Le petit meneur a même marqué ce que beaucoup considèrent comme un des paniers les plus importants de l’histoire du sport.

Pendant les festivités médiatiques du All-Star Game de la NBA, en février, une interview de Kyrie Irving a fait surface. Elle n’est pas venue d’un média ou d’un journaliste indépendant, mais du podcast de deux de ses coéquipiers. Il s’agit d’une discussion qui part dans tous les sens, comme on peut en avoir avec des potes, entre deux matchs et deux chambres d’hôtel. Sauf que la conversation est enregistrée et diffusée publiquement, notamment sur le site officiel de la NBA. Il est question d’extraterrestres, de l’assassinat de Bob Marley par la CIA et d’autres vagues théories complotistes, dont l’une est vigoureusement défendue par Irving : la Terre n’est pas ronde, mais plate.

Pensée majoritaire et recherches personnelles

En écoutant le début de la séquence, rythmée par le silence gêné de ses coéquipiers, on peut croire qu’Irving rigole ou se moque d’eux. Jusqu’à ce qu’il répète trois fois :

« La Terre est plate. La Terre est plate. La Terre est plate. »

Ses explications sont confuses, dues, en partie, au format oral de la discussion, mais surtout à un raisonnement qui s’articule autour de la manipulation subie à l’école, de la nécessité de questionner la pensée dominante et d’être assez libre intellectuellement pour remettre en question ce que la plupart considèrent comme la norme.

C’est une approche qui, a priori, peut être considérée comme saine, sauf quand on l’applique à l’idée d’une Terre qui serait plate et que cette platitude serait gardée secrète par une conspiration mondiale et millénaire. Ça donne ceci :

« La Terre est-elle plate ou ronde ? Je pense que tu dois faire tes propres recherches sur ça. C’est juste sous vos nez. Je vous l’assure. Ils vous mentent (…) Il n’y a pas d’informations concrètes à ce sujet, à part l’information qu’ils nous donnent. Ils nous poussent précisément vers ce en quoi on doit croire ou pas, alors que la vérité est là. Il faut juste aller à sa recherche. »

Parmi les prétendues « preuves » citées par Irving, qui est né en Australie et qui en tant que sportif professionnel passe une certaine partie de sa vie dans des avions :

« On m’a appris que la Terre est ronde, mais si vous réfléchissez un peu au paysage et à la façon dont on voyage, à la façon dont on bouge et le fait que… vous pouvez vraiment croire qu’on tourne autour du Soleil et que les planètes s’alignent, tournent à des dates spécifiques ? »

Vu le flot de reprises et de sarcasmes qui ont suivi, le commissionnaire de la NBA, Adam Silver, a tenté de rassurer tout le monde en disant que ce n’était que de la provocation, une façon de participer à l’actuel « débat sur les prétendues fake news ». Un élément de langage auquel adhérera le joueur devant la presse, laissant entendre qu’il menait une sorte d’expérience sociologique avec des journalistes crédules et dépassés. Mais il a soigneusement évité de dire s’il croyait vraiment à ce qu’il avait dit ou pas.

Un mois plus tard, Kyrie Irving est revenu sur ce même podcast. Pas pour parler directement de la Terre plate, mais pour dire aux auditeurs que « c’est OK de croire en quelque chose que la majorité ne croit pas ».

« Pourquoi devrions-nous être punis parce que nous ne sommes pas d’accord avec ce que la majorité croit ? (…) C’est OK de penser par soi-même (…), de pouvoir formuler ses propres idées et opinions et être capable de les transmettre. »

S’il « veut que la Terre soit plate, alors ainsi soit-il »

LeBron James et son coéquipier. | © USA Today Sports / Reuters / USA Today Sports

Peu importe si Kyrie Irving croit à ce qu’il dit ou joue au troll à un niveau élevé. Chacun peut penser que la Terre est ronde, plate ou creuse. Chacun peut écrire sur son bout d’Internet que les Illuminati tirent les ficelles et que leurs propres ficelles sont tirées par les reptiliens. Ou que la preuve indéniable que la Terre est plate est que l’ONU a décidé d’en faire son drapeau pour nous narguer. Rien d’illégal à cela. Cette histoire dit pourtant quelque chose sur le climat actuel de « post-vérité » aux Etats-Unis.

Que ce soit par solidarité sportive, conviction ou envie de provoquer, plusieurs figures du sport se sont rangées publiquement du côté d’Irving dans ce débat absurde. Pour le légendaire LeBron James, si son « petit frère » Kyrie « veut que la Terre soit plate, alors ainsi soit-il ». Draymond Green, ailier des Golden State Warriors, meilleure équipe actuelle de la NBA, a dit « ne pas savoir » si la Terre était ronde, car il « n’a pas assez étudié la question ». Il n’est pas du tout convaincu par les photos de la NASA car lui aussi peut faire des photos arrondies avec l’option panorama de l’appareil photo de son iPhone.

Dans son propre podcast, l’ex-star Shaquille O’Neal a partagé ses propres divagations sur la platitude terrestre, prouvée :

  • parce que c’est impossible que « la Chine soit en dessous de nous » ;
  • par ses allers-retours motorisés entre la Floride et la Californie : « Je ne me retrouve pas à conduire de haut en bas ou à un angle de 360°. »

« Nihilisme cognitif » et droit à « l’individualité »

La Terre, photographiée par la NASA en 1969. Les archives de la NASA en comptent 12 000. | © NASA NASA / Reuters / REUTERS

A chaque fois, les propos sont tenus le sourire en coin ou sous les rires des participants, on ne sait jamais avec quelle part de sérieux. Mais ils sont acceptés, comme si le fait de penser que la Terre est plate n’était qu’une opinion parmi d’autres, un peu osée et extrême peut-être, mais recevable dans un débat. Mais le problème est que ce n’est pas une opinion, c’est un mensonge.

La Terre est, objectivement, ronde. Les Grecs de l’Antiquité, Copernic, Kepler et Galilée (parmi beaucoup d’autres) en ont apporté des preuves. Il suffit de prendre l’avion pour le voir. Il suffit de regarder le compte Twitter de Thomas Pesquet.

Le vocabulaire utilisé par Kyrie Irving est intéressant. Sous prétexte de questionner et d’exiger des explications sur le monde qui nous entoure, il en arrive à ne plus faire confiance en la science en invoquant le droit à « l’individualité » intellectuelle. En disant qu’il faut « faire ses propres recherches », il remet en cause les preuves apportées depuis des siècles en les mettant au même niveau que des informations trouvées sur Internet.

Le philosophe Alain Cambier parle de « nihilisme cognitif », qui amène à la fois à « dénier toute légitimité aux institutions établies et à tout ce qui permet de se repérer objectivement dans l’existence » et à y opposer un point de vue « très cohérent dans les mécanismes de son argumentation paranoïaque ».

C’est la définition même de « post-vérité » : comme on n’est pas d’accord sur ce qui est vrai ou pas, chacun a le droit de croire en ce qu’il veut, même la plus absurde et facilement contestable théorie conspirationniste.

« Qu’il continue à jouer au basket-ball et n’aille pas vers la NASA »

Il faut quand même dire que la majorité des réactions à cette histoire aux Etats-UNis étaient solidement dans le camp de l’incrédulité et la consternation. Malgré tout, Kyrie Irving s’est dit « content » d’avoir pu lancer publiquement la « conversation » sur la possibilité que la Terre soit plate.

L’astrophysicien Neil Degrasse Tyson est l’homme que les médias appellent quand il faut ramener sur terre ceux qui crient que notre planète est plate. Il l’avait fait, début 2016, en répondant avec humour à un rappeur semi-inconnu. Il a été amené à le refaire cette fois-ci.

Il avait l’air un peu plus exaspéré. Comme si, en l’espace d’un an, le complotisme et le dénigrement public de la science étaient passés d’anomalies légèrement marrantes à des occurrences quotidiennes lassantes.

« Laissez-moi être très clair », a-t-il dit à TMZ.

« Nous sommes dans un pays libre, vous devez avoir le droit de penser et dire ce que vous voulez. S’il veut croire que la Terre est plate, allons-y. Tant qu’il continue à jouer au basket-ball et n’aille pas vers la NASA. Ce que je veux dire c’est que si vous avez du mal à comprendre le monde naturel, restez éloignés des métiers pour lesquels c’est nécessaire. »

Neil Degrasse Tyson a ensuite suggéré d’envoyer Kyrie Irving, et tous ceux qui pensent comme lui que la Terre est plate, dans l’espace et de ne les laisser rentrer qu’une fois qu’ils auront reconnu avoir tort.