Berlin (Allemagne, 1992). Photo extraite du livre « European Puzzle » (Loco, 2011), de Jean-Christophe Béchet, qui a parcouru l’Europe de ville en ville depuis 1985. | Jean-Christophe Béchet

Le sujet est délicat. Explosif, même, tant il empoisonne les discussions européennes. Cela fait maintenant sept ans que la crise grecque cristallise les tensions entre les capitales de la zone euro, incapables de s’entendre sur un nouvel allégement de la colossale dette publique hellène. Faut-il se montrer plus solidaire avec Athènes, ou en a-t-on assez fait ? « Derrière cette question, ce n’est pas seulement le sort de la Grèce qui se joue, analyse Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques. C’est aussi celui de la monnaie unique ».

L’euro va mal. Le constat fait désormais consensus parmi les observateurs européens. « Il n’a pas apporté la croissance et la prospérité promises lors de son ­introduction, en 2002, mais a au contraire favorisé la divergence », regrette Alberto Bagnai, économiste à l’université Gabriele d’Annunzio, en Italie. Pire, la crise de 2008 a plongé une partie des pays membres dans une austérité ravageuse, qui a fait le lit des ­populismes. « Désormais, l’euro sert de bouc émissaire facile », se désole la députée européenne centriste Sylvie Goulard. Il suffit de jeter un œil au programme du Front national pour le mesurer…

« Pour que l’euro survive, il faut agir »

Pour Guntram Wolff, le président du think tank bruxellois Bruegel, il n’y a désormais qu’une issue possible : « Le statu quo n’est pas tenable. Pour que l’euro survive, il faut agir .» Depuis le début de la crise, les rapports et propositions se multiplient. L’an dernier, les débats se sont combinés avec ceux sur l’avenir de l’Union européenne, ensemble plus large que la zone euro lui aussi secoué par le Brexit. Mais quelle direction faut-il privilégier ?

Deux grands courants s’affrontent sur ce point, portés par deux lectures différentes de la crise. Le premier, d’essence fédéraliste, est plutôt représenté en France. Il prône l’instauration de mécanismes de ­solidarité, sans lesquels les économies de la zone euro continueraient de diverger dangereusement. « Si l’on souhaite que la monnaie unique résiste, il faudra à terme construire un véritable budget commun, accompagné d’un mécanisme permettant d’atténuer les chocs frappant un ou plusieurs pays membres », ­détaille ainsi l’eurodéputée socialiste Pervenche ­Bérès, qui vient de publier un rapport sur le sujet avec le conservateur allemand Reimer Böge.

Sans aller jusque-là, M. Wolff suggère l’instauration d’un « mécanisme d’assurance-chômage commun », qui aurait au moins l’avantage d’incarner une avancée concrète pour les Européens. D’autres, comme l’économiste français Thomas Piketty, qui conseille Benoît Hamon, le candidat socialiste à l’élection présidentielle, jugent qu’il faut se montrer plus ambitieux. « Il conviendrait de mutualiser une partie des dettes publiques, à savoir celle qui dépasse le seuil de 60 % du produit intérieur brut », suggère-t-il. De quoi, selon lui, faire baisser les taux d’emprunt. Et instaurer plus de démocratie, car ces dettes communes ­seraient gérées par une « assemblée de la zone euro », composée des députés nationaux des pays membres. Un bond fédéral qui ne serait possible, à terme, que si l’on instaure un ministre des finances de la zone euro et un solide impôt commun.

Erreurs de politique économique

Toutes ces propositions font bondir les représentants du second courant, plutôt représenté en Allemagne et en Europe du Nord, et notamment incarné par le puissant ministre des finances allemand Wolf­gang Schäuble. Pour ce dernier, les déboires des Etats fragiles, comme la Grèce ou l’Italie, n’ont rien à voir avec l’euro. Ils relèvent des erreurs de politique économique de leurs gouvernements, qui n’en seraient pas arrivés là s’ils avaient vraiment respecté les critères de Maastricht, instaurant la limite de 3 % du PIB p our le déficit public et de 60 % du PIB pour la dette.

Budget commun, ministre des finances unique, ­assurance-chômage européenne… « Ces pas excessivement zélés vers l’intégration violeraient nos principes fondateurs », répète régulièrement le Conseil ­allemand des experts économiques, un groupe de « sages » conseillant le gouvernement d’Angela Merkel. Pour beaucoup, la ligne rouge à ne pas franchir est la mutualisation des dettes publiques, vue comme une menace pour l’épargne des Allemands. « Ce serait irresponsable et ça ne réglerait pas les problèmes », résume Clemens Fuest, l’influent directeur de l’institut de conjoncture munichois Ifo.

Outre-Rhin, nombre d’économistes estiment que leur pays a déjà fait beaucoup pour la Grèce. Et que désormais, seule une application stricte des contraintes budgétaires pourrait éviter la prochaine crise. « Les Allemands sont très attachés aux règles qu’ils considèrent comme une protection, tandis que les Français estiment que les périodes exceptionnelles justifient qu’on les assouplisse : le dialogue est difficile », regrette Marcel Fratzscher, président de l’institut allemand pour la recherche économique (DIW), plutôt classé au centre gauche.

Malentendu franco-allemand

Ce malentendu franco-allemand est l’une des sources de blocage au sein de la zone euro. « A l’origine, Berlin n’était pas très enthousiaste à l’idée d’adopter l’euro, rappelle Mme Goulard. Nos voisins perçoivent le projet de mutualisation des dettes, qui revient à faire porter aux peuples les erreurs passées d’autres gouvernements, comme une trahison » Est-ce à dire que l’indispensable réforme de la zone euro est ­condamnée à l’impasse ?

« Non, à condition que l’on commence par des petits pas, pour rétablir la confiance entre Paris et Berlin », estime Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert-Schuman, œuvrant en faveur de la construction européenne. Les deux pays pourraient commencer par faire converger leur fiscalité, afin de montrer l’exemple, suggère-t-il.

Autre option : développer les investissements dans les projets communs, notamment dans l’innovation, les infrastructures, ou la formation. Lancé en 2015 par la Commission européenne pour financer des PME et entreprises dans les secteurs d’avenir (énergies renouvelables, haut débit, numérique…), le plan d’investissement Juncker, de 315 milliards d’euros, est un premier pas dans cette direction. « Mais on pourrait faire plus, et mieux : cela favoriserait enfin le retour d’une croissance solide », conclut Michel Aglietta, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales ­(Cepii). Celle promise lors du lancement de l’euro, qui se fait tant attendre…