Du Roundup, le célèbre pesticide de Monsanto, dans un magasin de Bonneuil-sur-Marne, près de Paris, en juin 2015. | © Charles Platiau / Reuters

Les « Monsanto Papers » n’en finissent pas de porter préjudice au géant de l’agrochimie. Une trentaine de parlementaires européens de tous bords ont adressé, vendredi 24 mars, une lettre au président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, afin de lui demander de ne pas renouveler l’autorisation du glyphosate sur le Vieux Continent. Ils appuient leur requête sur le contenu de plusieurs documents et correspondances internes de la firme de Saint Louis (Missouri), rendus publics dans le cadre d’une class action portée par des travailleurs agricoles atteints de cancer devant une cour fédérale de Californie.

Dans leur lettre, les eurodéputés font valoir que ces documents internes montrent que, dès 1999, les responsables de Monsanto s’inquiétaient du potentiel génotoxique du glyphosate. Et que l’un des papes de la discipline, le Britannique James Parry (université de Swansea, Royaume-Uni), embauché comme consultant par la société pour plancher sur le sujet, soulevait lui-même, en interne, de sérieuses inquiétudes sur le potentiel génotoxique du glyphosate, c’est-à-dire sa capacité à altérer l’ADN – phénomène impliqué dans la cancérogénèse.

Les parlementaires européens citent également des échanges de correspondance plus récents, remontant à 2012. Celles-ci jettent une lumière crue sur le travail des agences d’expertise européenne et la confiance inconditionnelle accordée par celles-ci aux informations transmises par les industriels de l’agrochimie.

Dossier de réhomologation

A l’été 2012, les scientifiques de Monsanto, et des autres entreprises commercialisant des pesticides à base de glyphosate, préparent le dossier de réhomologation du glyphosate en Europe – un ensemble de documentation scientifique à transmettre aux agences réglementaires européennes.

Le 18 juillet 2012, l’un des toxicologues de Monsanto rappelle à ses collègues que leur projet initial consistait à rédiger une revue d’ensemble des données sur la génotoxicité du glyphosate pur et des produits commerciaux à base de glyphosate. Mais il y a un hic : « En essayant de combiner deux synthèses [sur le glyphosate et sur les produits commerciaux], le manuscrit est devenu un si gros bazar d’études rapportant des effets génotoxiques que l’histoire, telle qu’elle apparaissait, ne devenait plus crédible pour les publics les moins avertis », écrit-il.

En clair, l’absence de génotoxicité devenait, dans cette forme, moins facile à plaider auprès des régulateurs. « Même si nous sommes toujours confiants dans le fait que le glyphosate n’est pas génotoxique », poursuit l’employé de Monsanto à l’adresse de ses homologues des autres sociétés agrochimiques commercialisant du glyphosate, « c’est devenu une histoire très difficile à raconter, vu l’existence de tout ce “bruit” complexe ». Face à cette difficulté, plusieurs toxicologues de Monsanto décident de « redéfinir l’approche » et de scinder le manuscrit en deux textes distincts. L’un semble être destiné à une publication dans la littérature scientifique, l’autre non.

« De plus, ajoute l’intéressé, il a été suggéré qu’un moyen d’aider à en améliorer la crédibilité est d’avoir un auteur supplémentaire qui serait un spécialiste renommé dans le domaine de la génotoxicité et ne serait pas salarié d’une société agrochimique. » Après discussions, « David Kirkland a été identifié comme le meilleur candidat ». Ce dernier accepte de travailler dix jours pour des honoraires de 14 000 livres sterling (16 000 euros). Les échanges montrent que les responsables de Monsanto visent une publication dans la revue Critical Reviews in Toxicology et disent être déjà entrés en contact avec son rédacteur en chef.

Les documents déclassifiés par la justice américaine ne permettent guère d’en savoir plus. Mais, en 2013, la revue en question publie bel et bien une synthèse très rassurante des données de génotoxicité du glyphosate, signée de David Kirkland et de Larry Kier – un toxicologue de Monsanto.

Protestations des ONG écartées

Comment les experts européens ont-ils considéré cet article ? Un élément de réponse se trouve à la page 1392 de l’un des rapports d’étape de l’expertise européenne pilotée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), publié le 23 novembre 2015. Les experts font grand cas de l’étude et reprennent à leur compte ses conclusions, « confirmant que la substance active glyphosate est dénuée de potentiel génotoxique ».

Dans leur lettre à Jean-Claude Juncker, les eurodéputés signataires indiquent que le rapport en question mentionne les protestations de plusieurs organisations non gouvernementales, qui assurent que « des effets génotoxiques ont été au contraire portés de longue date à la connaissance des experts », mais qu’ils ont été écartés.

Les parlementaires européens ajoutent que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) – l’agence de l’Organisation mondiale de la santé chargée d’inventorier les causes de cancer – a jugé au contraire, dans son expertise de mars 2015, que l’article de David Kirkland et Larry Kier était irrecevable, car appuyé sur des données industrielles confidentielles. Au contraire de l’EFSA, le CIRC avait conclu au caractère mutagène, cancérogène pour l’animal et cancérogène probable pour l’homme, du glyphosate.

Les eurodéputés demandent donc à M. Juncker de suspendre le processus de réhomologation du glyphosate, le temps pour l’expertise publique européenne de reconsidérer l’étude de MM. Kier et Kirkland.

Ils demandent également que l’expertise publique des pesticides soit fondée sur des études conduites de manière indépendante et non financées par les industriels. « Nous demandons que soit pleinement investiguée la question de savoir si Monsanto a délibérément falsifié des études sur la sûreté du glyphosate et, au cas où cela soit établi, de prendre des mesures légales appropriées contre l’entreprise », concluent-ils.

Selon Monsanto, le glyphosate n’est ni mutagène, ni cancérogène. La société souligne en outre que toutes les agences réglementaires le tiennent pour sûr.