A cause de la situation de guerre et de famine que connaît aujourd’hui la région de Boko Haram, il est difficile de s’imaginer que le Borno est l’héritier d’un royaume qui a plus de mille ans. Grâce à des sources relativement riches, l’histoire du Borno, fondé dans la région de Kanem (Tchad) vers le VIIIe siècle, est aujourd’hui bien connue. Nous disposons d’informations sur son expansion territoriale à travers le Sahara jusqu’en Libye ou sur celle de ses trois dynasties qui vont régner sur le territoire jusqu’en 1893. L’exceptionnelle longévité du royaume peut s’expliquer par le commerce transsaharien qui a fait sa richesse : en échange d’esclaves et de sel venus du sud du Sahara, le royaume obtenait armes, chevaux, cuivre et papier.

Toute la force du Borno reposait dans sa capacité à se connecter, tout aussi bien d’est en ouest que du nord au sud, aux mondes africains et arabes. Le Borno a ainsi été le premier Etat subsaharien à adopter la foi musulmane vers le XIe siècle. L’élite du pays était en contact direct avec le monde musulman, que ce soit à travers le pèlerinage à La Mecque ou les ambassades avec Tombouctou, Marrakech, Tunis, Tripoli ou Istanbul. Au sein du Borno, l’islam fonctionnait alors comme le ciment d’une société située au carrefour de différents mondes africains du bassin du lac Tchad.

Etat souverain

Au XIXe siècle, le Borno était un Etat souverain, avec un territoire et des frontières bien définies. L’un des djihads qui parcourt l’Afrique de l’Ouest depuis la fin du XVIIIe siècle fournit l’occasion de comprendre les concepts de souveraineté dans la région. Ainsi, un djihad en provenance de Sokoto essaie, au début du XIXe siècle, de conquérir le royaume du Borno. La correspondance entre le Borno et les dirigeants de ce djihad donne de précieux renseignements sur la façon dont les dirigeants de ces deux Etats percevaient leurs territoires et frontières respectifs. Ces lettres sont même souvent citées comme un exemple de correspondance diplomatique africaine pour les années précédant la colonisation européenne.

Il est clair ici que des territoires organisés comme le Borno possédaient des frontières précises. Dans le cas présent, un double système de fiefs, à la fois personnels mais aussi territoriaux, témoignait de la souveraineté que la capitale d’alors, Kukawa, entendait exercer sur son territoire. Tous les territoires africains précoloniaux n’étaient donc pas désorganisés. L’image du village africain perdu au milieu de la forêt ne s’applique donc pas à un Etat urbanisé et organisé politiquement depuis des siècles.

L’intensité du commerce précolonial a attiré les convoitises de nombreux marchands à travers le Sahara et le Sahel. Fonctionnant comme une sorte d’eldorado pour les Européens au XIXe siècle, le royaume du Borno a agi comme un aimant pour de nombreux voyageurs. Ainsi, au cours du XIXe siècle se succède un grand nombre d’Européens. Parmi les plus connus figurent Dixon Denham, Hugh Clapperton, Heinrich Barth, Gerhard Rohlfs ou encore Gustav Nachtigal. Ces personnages ont laissé derrière eux de nombreuses descriptions du royaume du Borno et de ses environs.

Comme des coucous dans le nid du Borno

A la fin du XIXe siècle, la région va attirer les convoitises de plusieurs envahisseurs. Rabah, le premier conquérant arrivé du Soudan actuel, s’empare du royaume en 1893. Les Français l’en délogent en 1900, avant l’arrivée des troupes allemandes et britanniques. Dans un jeu diplomatique allant de Londres à Paris, Berlin mais aussi Istanbul, le royaume finit par être partagé entre Britanniques et Allemands. Ainsi, de 1902 jusqu’à 1914, le Borno est partagé et une frontière, tracée entre les deux entités.

L’impérialisme européen n’a pas toujours détruit les organisations politiques africaines et, dans le cas du Borno, a favorisé la reconstruction d’un royaume du XIXe siècle au sein même de la colonie du Nigeria. La quête de légitimité territoriale a constamment conduit les Britanniques à adapter leur administration coloniale et à se comporter comme le coucou dans un nid. Ainsi, la transformation du Borno en province au sein du Nigeria se fondait sur certaines frontières et sur le concept de territorialité directement hérités du XIXe siècle. L’Indirect Rule (régime de colonisation) britannique a donc préservé le territoire du Borno au sein du Nigeria.

L’espace bornoan a ainsi été réutilisé et reconstruit par les officiers coloniaux avec l’aide de l’élite bornoane. Le royaume indépendant n’était plus, mais il pouvait survivre dans les écrits scientifiques et l’administration des Britanniques. Cette attitude explique pourquoi ces derniers désiraient réunifier les Bornos allemand et britannique après la première guerre mondiale et grâce à deux référendums en 1959 et 1961. Le partage de l’Afrique commencé à la fin du XIXe siècle ne s’est donc terminé qu’en 1961 pour le Borno.

Clientélisme et corruption exacerbée

Le Nigeria indépendant a directement hérité de cette structure administrative et des pratiques territoriales de son prédécesseur. Ceci peut expliquer la création de l’Etat fédéral du Borno en 1976, ou encore comment le Nigeria a pu se targuer en 1998, devant la Cour internationale de justice, d’être l’héritier du royaume du Borno dans une affaire contre la République du Cameroun. L’histoire millénaire du Borno peut donc s’avérer un outil dans l’administration du Nigeria encore aujourd’hui. En témoigne tout particulièrement la présence continue sur le trône du Borno d’un dirigeant appelé Shehu, qui descend directement de la troisième dynastie du royaume, les Kanemis.

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Il n’en reste pas moins que le Nigeria n’a pas été en mesure de maintenir son autorité sur tout son territoire après une guerre civile (1967-1970), six coups d’Etat, huit régimes militaires et quatre Républiques. Symptôme d’un clientélisme et d’une corruption exacerbée à cause de l’argent du pétrole, la création de l’Etat de Yobe divise le Borno en deux en 1991. Economiquement, la région est périphérique depuis l’époque coloniale et n’est même plus en mesure de nourrir ses habitants à cause de la secte islamiste Boko Haram. Face à l’abandon d’Abuja, aux violences des djihadistes, mais aussi de l’armée nigériane, le Borno n’est aujourd’hui plus que l’ombre de lui-même. Cela ne signifie pas pour autant que nous devons ignorer sa longue histoire.

Vincent Hiribarren est historien, spécialiste de l’Afrique et chercheur au King’s College à Londres. Il vient de publier A History of Borno, un ouvrage retraçant les deux cents dernières années de l’histoire de la région du Borno au Nigeria.