Détail d’une affiche publicitaire pour la Game Boy, le Game Boy, enfin, la vieille machine de Nintendo. | Nintendo

Quelles sont les origines de la vie ? Dieu existe-t-il ? Qu’y avait-il avant le Big bang ? Pourquoi 42 ? Toutes ces questions existentielles trouveront peut-être un jour leur réponse. Mais ce qui est presque certain, c’est que les scientifiques en auront déjà vu le bout quand les joueurs seront encore en train de s’écharper sur la seule interrogation métaphysique qui vaille : doit-on dire « la » ou « le » Game Boy ?

Ne riez pas, cette question est vieille, comme le petit appareil de jeu vidéo monochrome lancé par Nintendo en 1989, et qui fêtera ses vingt-huit ans le 21 avril. Il s’agit d’une console — comme la Master System, la PlayStation, la Wii ou encore la Xbox. Mais la notice officielle a une autre interprétation : « Merci d’avoir choisi le Game Boy de Nintendo », peut-on y lire en français dès les premières pages. Le « Boy » de Game Boy signifie accessoirement « garçon ». Et surtout, les publicités d’époque ne laissaient guère d’ambiguïté, en demandant « vous jouez où avec le vôtre ? ».

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Un débat franco-français

Alors, la ou le ? L’incertitude est de mise, et le débat, latent, est devenu à partir de la décennie 2000 l’un des plus récurrents de l’Internet francophone – autant qu’un exemple humoristique désormais célèbre de question sans réponse, très prisé sur les réseaux sociaux. Même les contributeurs de Wikipédia ont renoncé à trancher : l’article consacré à la machine s’ouvre par « La ou le4,5 Game Boy (ゲームボーイ, Gēmu Bōi ?) », comme pour prévenir d’emblée que le terrain est miné.

Précisons à notre tour : cette prise de tête est franco-française. La question du sexe des Game Boy est résolue depuis longtemps dans les autres langues qui, contrairement au japonais et à l’anglais, emploient des déterminants genrés. Et c’est le masculin qui l’emporte presque partout, comme en italien (il Game Boy), en allemand (der Game Boy) ou encore en portugais (o Game Boy), suivant en cela les recommandations officielles de Nintendo Europe.

Dans les autres pays francophones que la France, le masculin est également acquis. Au Québec, en Suisse ou encore en Belgique, la question n’a d’ailleurs même pas fait débat. Le Game Boy s’est durablement imposé, avec d’autant plus de facilité qu’au Québec, l’usage est de mettre tous les noms de console au masculin, la où la France les féminise.

Archaïsme des années 1970

Pourquoi donc parler d’une console au masculin ? Ce qui passerait aujourd’hui pour une fantaisie — personne ne dit le PlayStation 4 ou le Switch — s’inscrit en fait dans une vieille tradition oubliée.

Du début des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980, à une époque où le terme « jeu vidéo » définissait de manière très large tout ce qui affichait des bips-bips électroniques sans distinction entre machines à sous, consoles et cartouches, il s’agissait de l’usage le plus répandu, y compris en France. En 1979, la société américaine Midway importait ainsi chez nous « le Space Invaders », comme les publicités professionnelles l’appelaient. Sous-entendu : un jeu, de la même façon que l’on vendrait un Monopoly ou un Cluedo.

Dans les années 1970, le masculin était la norme pour parler d’une machine de jeu vidéo. | Arcade Flyers

En France toutefois, le terme féminin « console » se détourne au cours des années 1980 de son sens mobilier originel pour désigner plus spécifiquement les machines à cartouches interchangeables. Il donne même son nom au premier magazine de jeux vidéo spécialisé dans ce type de machines, par opposition aux ordinateurs et aux bornes d’arcade : Consoles +, en 1991. Chaque appareil est dès lors féminisé (la Super Nintendo, la Mega Drive, etc.) — coutume que suit encore la rubrique du Monde Pixels aujourd’hui — et dans ce paysage français, à sa sortie, la portable de Nintendo fait déjà figure d’exception.

Une certaine gêne affleure ainsi à l’époque chez les partenaires commerciaux du constructeur japonais. En 1991, sur une double page consacrée à ses machines portables, le revendeur Micromania liste ainsi « la Game Gear », « la Lynx », mais… « la console Game Boy », au long, plutôt que « le Game Boy », comme pour éviter de froisser le constructeur sans heurter le bon sens des joueurs.

En 1991, le magazine « Consoles + » parle diplomatiquement de « la console Game Boy », sans oser retirer le mot « console ». | Abandonware Magazine

« El » ou « la » Internet

Paris aurait pu lancer un grand mouvement international de féminisation des Game Boy. Mais au Canada, par exemple, le terme « console » s’est seulement démocratisé au début des années 2000.

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C’est ce que raconte la développeuse indépendante québécoise Alex Zandra Van Chastein dans une tribune sur le sexe des consoles, parue sur Vice en février :

« Quand un nouvel objet apparaît, il faut lui attribuer un genre. Le genre par défaut étant le masculin, j’ai grandi en jouant sur “un” Nintendo, “le” Mega Drive, “le” Super Nintendo. Mais pendant ce temps, quelque chose s’est passé. Ces objets n’étaient plus uniques, il y avait maintenant un mot pour le genre de chose qu’ils étaient : des consoles de jeux vidéo. Et en français, “console” est féminin. Ainsi, il y eut un grand changement de sexe grammatical : je me suis retrouvée à jouer à “la” PlayStation, “la” Dreamcast, “la” Xbox, etc. »

Mais de son côté, Nintendo n’a jamais démordu de sa position, continuant à parler du Game Boy sur son site Internet officiel. En 2002, le constructeur japonais a même relancé d’une pièce en baptisant officiellement sa quatrième console de salon le GameCube, à contresens à tombeau ouvert sur l’autoroute de l’usage.

En 2002, Nintendo a tenté d’imposer l’idée que la GameCube était un GameCube. Avec moins de succès que pour la console Game Boy. (C’est vrai que c’est pratique, d’écrire « la console Game Boy », dites donc) | Nintendo

Dès lors, dans le doute, féminin et masculin ont appris à cohabiter plus ou moins pacifiquement en France, hantant les conversations, émiettant le lien social à l’usure, divisant le pays en deux.

Il n’y a guère eu que les hispanophones pour se déchirer plus férocement encore. Outre-Pyrénées, les linguistes pixelophiles se disputent à propos du sexe grammatical d’Internet, aussi bien appelé « el Internet » que « la Internet ». Un débat d’une violence inouïe et aux militants sans limite, comme en témoigne la chanson qui suit.

Los Alguiens - El Internet (ORIGINAL VERSION)
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La première console épicène ?

Alors, en cette année électorale, comment trancher entre le et la Game Boy, résorber les divisions et réconcilier la France ? C’est tout l’enjeu d’une question injustement ignorée par les principaux candidats.

Pour irrésolue qu’elle soit, elle est pourtant très politique. D’une part en raison de l’insistance de la firme au plombier moustachu : la recommandation officielle d’une entreprise privée peut-elle avoir une valeur normative sur la pratique d’une langue par ses locuteurs ? Certes, certains termes de la vie de tous les jours ont été directement empruntés à des marques déposées par des compagnies, comme Sopalin, Kleenex ou encore Frigidaire. C’est toutefois l’usage qui a imposé leur genre.

L’unique cas contraire est sûrement celui du mot « ordinateur », inventé à la demande d’IBM France par Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne, au détriment du féminin « ordinatrice », non retenu. Mais outre que le mot « Game Boy » n’est jamais devenu un terme générique, ses sonorités n’évoquant aucun genre particulier, un locuteur est présumé libre d’employer les déterminants qui lui chantent.

Seconde question, tout aussi politique : que faire si l’on décide après tout de ne pas choisir entre le masculin et le féminin ? Il se trouve que dans le cadre plus général des études sur le genre au sein des langues, des chercheurs s’emploient à mettre en avant des alternatives. Daniel Elmiger, enseignant en linguistique française à l’université de Genève, recense ainsi dans une étude de 2015 plusieurs suggestions de nouveaux mots et déterminants épicènes, c’est-à-dire non genrés, comme « illes » à la place de « il/elle », ou « ceuses » pour « ceux/celles ».

Ils pourraient être d’une grande utilité dans ce débat — ne serait-ce que pour en finir avec cette question qui ravage la cohésion sociale. Problème, à notre connaissance, « la » et « le » n’ont malheureusement pas encore été enrichis d’une forme neutre. Alors, quelque part dans une vieille malle à jouets, le plastique jauni par les années, des millions de Game Boy attendent encore leur épicène charmant. Et disons-le comme on peut : illes s’impatientent.