Transformation entreprise respectable ! L’ambassadeur de France au Japon, Thierry Dana, a remis le 15 mars les insignes de chevalier de l’ordre national de la Légion d’honneur à Shukuo Ishikawa, président et directeur délégué du groupe Bandai Namco, qui vend des jouets et jeux vidéo issus de célèbres licences de mangas comme Les Chevaliers du Zodiaque, Dragon Ball, Naruto ou encore One Piece, ainsi que de la série américaine Power Rangers.

« Je suis vraiment reconnaissant du fait que nos activités soient reconnues à leur juste valeur et qu’elles nous aient permis de recevoir cette légion d’honneur. Nous allons poursuivre nos efforts afin de continuer à créer des produits qui apportent entière satisfaction à nos amis français et nous souhaitons également contribuer au développement et au rayonnement de la France », a déclaré, vendredi 24 mars, dans un communiqué le PDG de Bandai Namco, M. Ishikawa.

Transfomation (morphing) power rangers in french
Durée : 00:29

Cette récompense intervient quelques semaines après la disparition du président-fondateur de l’entreprise de jeu vidéo Namco, célèbre pour Pac-Man, et rachetée par Bandai en 2005. « C’est également un hommage posthume à Masaya Nakamura, fondateur de Namco décédé en janvier, qui appréciait particulièrement la France et sa culture », s’est félicitée la compagnie. Mais c’est bien avant tout pour remercier le fabriquant de jouets Bandai, installé depuis 1981 en France, qu’a été remis ce prix.

Pourfendeur de la filière française

Celui-ci aurait été inimaginable il y a trois décennies : la société aujourd’hui récompensée par le gouvernement français est précisément celle qui a mis a genoux l’industrie française du jouet. Albanel, Arbois, Brechet, Clairbois, Dujardin, Interlude, Jura-Castor ou encore Vilac… la quasi-totalité de la filière hexagonale d’antan a été emportée au début des années 1980 par l’arrivée du géant japonais.

Conçus par Bandai au Japon et distribués par Popy en France, les jouets Goldorak préfigurent le début de la déferlante japonaise des années 1980. | Lulu-Berlu.com

Jusqu’en 1973 pourtant, le pays du Soleil-Levant ne représentait que 3 % des importations de jouets en France, et les professionnels ignoraient pour la plupart jusqu’à l’existence même de cette entreprise créée dans les années 1950 par Naoharu Yamashina, à Tokyo, dans le quartier d’Omocha-no-Machi, « la ville des jouets ».

Le jouet français, alors reconnu pour la robustesse de ses bois et ses valeurs éducatives, profite de l’économie européenne florissante pour s’exporter en Italie et au Bénélux. Sans voir venir que la démocratisation des publicités pour enfants à la télévision, la naissance d’un marché mondial du dessin animé, l’émergence de l’électronique et l’explosion des propriétés intellectuelles protégées fragilise une filière encore très familiale et artisanale. Bandai, qui s’installe en France en 1981, en profitera.

Dès 1978, Goldorak pave la voie à la grande décennie de la mise en contact des enfants français et des imaginaires japonais. Les dessins animés japonais sont alors moins chers que les productions françaises, qui ne peuvent lutter : comme le note alors la Revue du jouet, les premiers coûtent de 500 à 2 500 francs la minute (208 à 1 040 euros), contre 40 000 francs (16 680 euros) pour une série française.

La main-d’œuvre nippone est en effet quatre fois moins coûteuse, le nombre d’images par seconde plus réduit (4 à 5 contre 12 à 16 habituellement) et le recyclage de séquences banalisé permet encore de baisser les prix. C’est le début d’un raz-de-marée. Dans son essai Le Ras-le-bol des bébés zappeurs (Robert Laffont), Ségolène Royal, alors jeune députée des Deux-Sèvres et auteure, fustigera d’ailleurs « la violence, la laideur et la médiocrité » de ces productions.

« Ulysse 31 », le cheval de Troies de 1982

Dès janvier 1982, plus de 90 % des séries pour la jeunesse sont désormais d’origine étrangère, et la majorité japonaise (Goldorak, Albator, Candy, Candy, Capitaine Flam…). Toutes ou presque ont été importés par Bruno Huchez, qui investit d’abord à perte mais se rémunère sur la rétrocession des droits sur le marchandising. Celui-ci est donc au cœur de l’économie des dessins animés, et une entreprise en profite : la société à l’origine des jouets Goldorak.

La gamme des « Chevaliers du Zodiaque », l’un des plus grands succès de Bandai France dans les années 1980. | Lulu-Berlu

« Bandai a cartonné grâce à l’arrivée massive des dessins animés japonais en France », confirme Florent Gorges, fondateur de la maison d’édition franco-japonaise Omake Books. « Les japonais de la Toei [l’entreprise gérant les droits de la plupart de ces séries] avaient réussi à dealer les droits de dessin animé si Bandai avait aussi le droit de commercialiser les jouets en france aussi. C’est pour cela que l’on a eu par la suite tant de jouets Chevaliers du Zodiaque »

Dans un premier temps, pourtant, la compagnie japonaise avance à pas prudents, en participant à des coproductions franco-japonaises, comme Ulysse 31. Programmé à partir d’octobre 1981, ce dessin animé futuriste créé par Jean Chalopin, Bernard Deyriès et Nina Wolmark est dessiné au Japon. Surtout, son budget d’une vingtaine de millions de francs est aussi bien financé par France 3, qui assurera sa diffusion, que par Bandai, qui en fait l’une de ses premières gammes de jouets pour le marché occidental.

Ulysse 31 / Générique
Durée : 01:52

En 1980, Bandai rachète le japonais Popy, déjà implanté en France, et utilise la marque pour commercialiser ses premiers jouets Ulysse 31. | Popy

Le succès décisif des jeux électroniques

Bandai a par ailleurs des vues sur un secteur délaissé des industriels français mais au gros potentiel commercial : le jeu vidéo. Dès 1981, la jeune filiale lance de nombreux jeux électroniques inspirés du succès des Game & Watch de Nintendo, autre compagnie japonaise en pleine croissance, dont un « Packri Monster » inspiré de Pac-Man, ou encore des adaptations monochromes de dessins animés à la mode.

Bandai lance de nombreux jeux électroniques en France au début des années 1980. Moins connus que ceux de Nintendo, ils permettent tout de même à l’entreprise de s’implanter. | Bandai

C’est peu dire que les constructeurs de jouets français ne lui font guère de concurrence. Historiquement spécialisés dans les produits en bois, ils n’ont pas les compétences techniques nécessaires, voient dans le jeu vidéo une simple mode, et jugent de toute façon l’électronique néfaste pour les enfants. Erreur fatale : l’arrivée de Nintendo, Bandai, Mattel ou encore Tiger préfigure une décennie d’informatisation du jouet dont la France sera absente.

Forts de leur électronisation avancée, les exportations de jouets asiatiques explosent. Début 1982, la Commission européenne autorise bien la France à limiter l’importation de jouets en provenance d’Extrême-Orient. Mais cette interdiction vise les jouets en bois, alors que les fabricants japonais se projettent déjà vers l’ère des consoles de jeux vidéo à cartouches.

Les rares produits français à tenter de faire mentir la tendance sont des jeux ludoéducatifs, comme Micromath et Micromusic de Berchet, l’unique fabriquant français disposant d’un ingénieur électronique et d’un bureau d’étude. Les Japonais ont la voie libre, Nintendo et Bandai en tête.

Le carton des produits Nintendo

Lorsqu’en 1988, Nintendo of America cherche un nouveau partenaire commercial bien implanté en France pour reprendre les ventes de sa console de jeux, la NES, et son fameux jeu Super Mario Bros., c’est vers le fabriquant des jouets Chevaliers du Zodiaque qu’elle se tourne. Son concurrent sur le marché japonais est ici est un allié de poids.

De 1988 à 1993, c’est Bandai qui distribue la NES de Nintendo en France. | eBay / Nintendo

« Nintendo Europe n’existait pas, Nintendo Japon avait créé Nintendo of America et c’étaient ces derniers qui géraient l’international. Ils ne voulaient pas de filiales, ils préféraient accorder des licences de distribution. Or Bandai, qui était déjà bien implanté en France, connaissait Nintendo », resitue Eve-Lise Blanc-deleuze, cofondatrice et directrice marketing et communication de Nintendo France de 1988 à 1995.

Dragon Ball : Le Secret Du Dragon PAL NES
Durée : 06:01

« Ça a été le début de la ruée vers l’or », commente Florent Gorges. Comme le relatent Les Echos en 1992, dix ans après son implantation française, Bandai France affiche désormais un chiffre d’affaires de 1,8 milliard de francs (344 millions d’euros), dont 80 % proviennent des jeux vidéo Nintendo.

Au passage, les jeux vidéo adaptés des Chevaliers du Zodiaque et de Dragon Ball seront deux des très rares jeux traduits en français, et les exemples d’un merchandising total. A la fois partenaire de la Toei et de Nintendo, Bandai France vend en même temps des jouets, des consoles et des jeux vidéo issus des mêmes univers japonais à la mode.

Bandai, qui distribue la Super Nintendo, édite Sailormoon en jeu vidéo et vend les jouets Sailormoon, joue sur plusieurs tableaux. | Bandai

30 % de « Power Rangers »

Au début des années 1990, Bandai France est ainsi l’un des grands vainqueurs de cette décennie de mondialisation des imaginaires de l’enfance. Rien ne semble l’arrêter. Alors que la création en 1993 de Nintendo France prive le fabriquant de jouet d’un partenariat fructueux, il embraye aussitôt du côté de la télévision sur l’un des phénomènes commerciaux les plus notoires de la décennie : Power Rangers, adaptation américanisée d’une série de superhéros japonais aux costumes colorés.

Le robot Mega Zord ZX de la gamme Power Rangers, succès immédiat de Bandai France en 1993.

« Lorsque Power Rangers est arrivé en France en 1993, un tel succès paraissait impensable. Dès la première année, nous avons vendu plus d’un million de figurines ! », se félicite Christophe Drevet, directeur marketing de Bandai France, dans un entretien au Point de 2002. Surtout, la série connaît une longévité exceptionnelle, et représente selon les années un bon tiers des revenus du constructeur.

Le fabricant japonais, devenu numéro 3 mondial du jouet, a également lancé en 1996 son propre succès planétaire, le Tamagotchi ; refusé en 1997 de fusionner avec l’ancien rival de Nintendo, Sega ; et s’est offert en 2005 Namco, la société derrière Pac-Man. Dans un contexte d’inversion de la pyramide des âges au Japon, la nouvelle entité mutualise ses forces pour séduire les clients en culotte courte là où ils sont, et notamment en Europe..

Mais dans un marché du jouet marqué par des modes, et en dépit du revival Saint Seiya, le constructeur a depuis perdu de sa superbe en France. En 2016, il se situait seulement entre la 15e et la 30e place des fabricants de jouets dans l’Hexagone. La sortie le 5 avril du troisième long-métrage Power Rangers, le plus ambitieux, pourrait toutefois permettre à Bandai de renouer avec les stratosphères commerciales. Transformation, imprimante à billets !

Pour leur troisième film en vingt et un ans, les Power Rangers s’offrent un nouveau look, et une énième nouvelle gamme de jouets. | Saban Entertainment