Depuis 1972, l’Unesco, avec la Convention sur la protection du patrimoine culturel et naturel mondial, a créé la célèbre liste du patrimoine mondial, qui recense des sites considérés comme ayant une valeur exceptionnelle. Mais ce classement peut susciter des tensions et des enjeux politiques, géopolitiques, économiques, et refléter les déséquilibres Nord-Sud. L’Afrique est gravement sous-représentée sur la liste du patrimoine mondial, ne rassemblant que moins de 10 % des sites.

En effet, comme nous le confie Mechtild Rössler, directrice du Centre du patrimoine mondial de l’Unesco, « les pays en développement ont souvent un manque d’institutions efficaces pour soutenir ce processus ». Et Mme D., qui a travaillé au Centre du patrimoine mondial de 2001 à 2012, ajoute : « Le coût de la réalisation d’un dossier de candidature pour qu’un site soit classé sur la liste est très élevé, et il faut une expertise pour monter un dossier. Or les pays africains en manquent. De plus, un site classé doit être administré selon un plan de gestion et doit être préservé aux frais du gouvernement. Or beaucoup de pays pauvres n’ont ni l’expertise ni l’argent pour cela. » Elle précise : « Parfois, la population d’un pays peut s’opposer à l’inscription d’un site. Car la priorité pour elle, c’est plutôt d’avoir des hôpitaux, des écoles et des infrastructures. Les Etats instrumentalisent donc tout le temps la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Il y a des enjeux de prestige national, international, des enjeux politiques, économiques, et même géopolitiques. »

Déplacement forcé

Les effets du classement de sites sur la liste du patrimoine mondial peuvent être négatifs pour une partie de la population. Ainsi, en Ethiopie, le classement, à la demande de l’empereur Haïlé Sélassié depuis 1978 du parc national du Semen – massif d’altitude, très peuplé, au nord du pays – a entraîné la préservation de ce paysage au détriment des populations qui y vivaient, y pratiquaient la chasse et l’agriculture sur brûlis. Ces activités traditionnelles se sont vues bannies aux dépens de la survie des populations.

Puis, sous le dictateur Mengistu durant les années 1980, le Semen, étant une terre de refuge pour les opposants au régime, est devenu un enjeu politique. En 1986, après la visite d’experts de l’Unesco, qui ne sont restés pourtant que quelques jours sur place, il a été décidé que les villageois du Semen devaient être déplacés, considérant qu’ils dégradaient l’environnement. Le gouvernement de Mengistu a fait pression pour leur déplacement forcé, avec d’autant plus de diligence que le Semen servait de maquis pour les « rebelles ».

Ainsi, il y a eu une instrumentalisation politique du patrimoine par le pouvoir. Le parc du Semen est devenu un exemple de ce que les historiens Martin Melosi et Guillaume Blanc ont appelé en 1995 l’« écoracisme », « prolongement post-colonial de la domination des Blancs sur les Africains ».

Un autre exemple, en Afrique du Sud, illustre le fait que la patrimonialisation se fait parfois au détriment des habitants et de leur culture. C’est le cas de l’inscription au patrimoine mondial du massif de l’Ukhahlamba-Drakensberg. Ce massif montagneux est inscrit sur la liste du patrimoine mondial en tant que bien « mixte », c’est-à-dire à la fois naturel et culturel, depuis 2000, en raison de son paysage mais aussi des œuvres d’art rupestre réalisées par des chasseurs-cueilleurs San depuis des siècles.

Mais on observe que ce processus de patrimonialisation a été essentiellement décidé par le pouvoir, sans y associer les populations elles-mêmes. Le patrimoine des populations indigènes reste peu considéré et peu compris par les visiteurs. De plus, la mise en tourisme du lieu a entraîné la fermeture du site pour les cérémonies sacrées qui s’y déroulaient traditionnellement, les autochtones étant obligés de se déplacer sur d’autres sites. L’« unescoïsation » du site se traduit par l’imposition d’une conception occidentale, centrée sur la préservation, au détriment de la conception et de la vie des autochtones.

Lieux de mémoire artificiels

Dernier exemple, en 1994, l’Unesco a lancé l’itinéraire de la Route de l’esclave. Le circuit commence au Bénin, dans la ville côtière de Ouidah, qui a été l’un des ports négriers les plus importants d’Afrique. L’Unesco y a mis en place un parcours qui passe par des lieux clés de la mémoire de l’esclavage, comme l’Arbre de l’oubli, la Place aux enchères, l’Arbre du retour, la Porte du non-retour.

Sur l’île de Gorée, une satut symbolise la fin de l’esclavage. | MARCEL MOCHET/AFP

En réalité, toutes ces étapes et ces lieux distingués par l’Unesco ne correspondent pas à la réalité historique. Il n’y a jamais eu de « place » destinée à la vente aux enchères des hommes et des femmes réduits en esclavage. Les esclaves étaient vendus à l’entrée des maisons des différents négriers, comme l’a montré l’historien Robin Law.

Mme D. ajoute que, de la même façon, l’île de Gorée, au Sénégal, qui a été « élevée » au rang de lieu de mémoire majeure par le programme la Route de l’esclave, « n’était pas du tout l’endroit majeur d’où partait la majorité des esclaves ». L’Unesco a ainsi fabriqué de toutes pièces des lieux de mémoire artificiels.

Ces exemples montrent à quel point les enjeux patrimoniaux sont mêlés à des enjeux économiques, sociaux, politiques, et à des enjeux de domination, culturelle et matérielle. A l’heure où le tourisme devient un phénomène mondial massif – il concerne plus d’un milliard de personnes par an et a généré 1 400 milliards de dollars de recettes –, la notion apparemment apolitique et consensuelle de « patrimoine mondial » pose question.

Chloé Maurel, normalienne et docteure en histoire, spécialiste des Nations unies. Dernier livre paru : Une brève histoire de l’ONU au fil de ses dirigeants (éditions du Croquant, 2017).