« Pied Piper’s Voyage », de Lebohang Kganye, 2013. Impression sur papier chiffon en coton, 64 x 90 cm. | Lebohang Kganye/Courtesy Afronova Gallery-Johannesburg

Née en Allemagne de parents allemand et camerounais, la commissaire d’exposition Marie-Ann Yemsi met l’art africain sur le devant de la scène parisienne en ce printemps. Elle organise l’exposition « Le Jour qui vient » aux Galeries Lafayette (28 mars-10 juin), tout en orchestrant le focus Afrique de la foire Art Paris Art Fair (30 mars-2 avril). Elle est également la commissaire des prochaines Rencontres de Bamako-Biennale africaine de la photographie, organisées du 2 décembre 2017 au 31 janvier 2018.

Diplômée en sciences politiques, Marie-Ann Yemsi a un mot d’ordre, emprunté à l’écrivain Edouard Glissant : « Agis dans ton lieu ; pense avec le monde. » Pour cela, elle a fondé en 2005, à Paris, Agent Créatif(s), une agence de conseil en production culturelle qui œuvre notamment pour la promotion des artistes émergents du continent africain et des diasporas. En 2015, elle a organisé au Brass, à Bruxelles, l’exposition « Odyssées africaines », où elle conviait 17 artistes, pour certains méconnus. Soucieuse de présenter la jeune scène africaine, Marie-Ann Yemsi accorde en outre une place de choix aux artistes femmes.

Fondation Louis-Vuitton, La Villette, Institut du monde arabe, Musée de l’homme… Au printemps, les expositions autour de l’Afrique foisonnent à Paris. Que vous inspire cette soudaine frénésie, qui semble résulter à la fois d’un effet de mode et d’un sentiment de culpabilité ?

Marie-Ann Yemsi Je me réjouis de cette effervescence, car elle permet de réactualiser le regard porté par la France sur l’Afrique. Mais je pense que cela découle davantage de la prise de conscience d’un retard que de la reconnaissance d’une dette. Il y a eu une grande amnésie. Après les indépendances, nous n’avons pas su faire un travail sur l’Histoire, l’analyser, l’assimiler, reconnaître les torts de la colonisation. Il est par exemple difficile de traiter de la guerre d’Algérie, alors qu’aux Etats-Unis tous les dossiers sur la guerre du Vietnam sont ouverts. On n’a pas su, ou pas pu, regarder le continent africain et on est rentré dans une fabrique de l’oubli.

Ce faisant, on est resté dans une vision exotique, fantasmée de l’Afrique. Un président français a même prétendu que l’Afrique n’était pas assez entrée dans l’Histoire… Or ce qui se passe dans la société se reflète fatalement dans le monde de l’art. En France, la Fondation Cartier pour l’art contemporain montre certes régulièrement des artistes africains, mais cela s’inscrit dans le malentendu des « Magiciens de la Terre » [une exposition consacrée aux arts contemporains « non occidentaux » et présentée en 1989 au Centre Georges-Pompidou et à La Villette].

Née en Allemagne de parents allemand et camerounais, la curatrice Marie-Ann Yemsi organise l’exposition « Le Jour qui vient » aux Galeries Lafayette (28 mars-10 juin), et le focus Afrique de la foire Art Paris Art Fair (30 mars-2 avril). | Valerie Dray Photographies

Quel malentendu ?

Le titre de cette exposition laissait croire que ne saurait être un bon artiste africain que celui qui se référerait à la magie, à la cosmogonie, et qui aurait été préservé de toute influence. Cela a donné une vision tronquée de l’art africain, en faisant la part belle aux artistes autodidactes. Il s’agit d’une erreur historique, d’un effacement de l’Histoire. C’est un scandale qu’un artiste comme Ernest Mancoba, qui a participé au mouvement CoBrA à Paris, soit mort dans l’indifférence générale en 2002, et que le Musée d’art moderne de la ville de Paris ne lui ait pas rendu hommage.

Mais l’exposition de la Fondation Vuitton [« Art/Afrique, le nouvel atelier », du 26 avril au 28 août] pourrait avoir un effet d’entraînement. Les institutions vont prendre la mesure de leur retard. La diversité des événements, ce printemps, va montrer la diversité des artistes du continent et l’enchevêtrement des cultures. Ce foisonnement est utile dans un contexte où l’on tend à stigmatiser l’autre.

Comment avez-vous sélectionné les galeries pour la foire Art Paris Art Fair ?

En cherchant un dialogue entre les galeries européennes qui présentent des artistes africains et les galeries du continent. Ces dernières n’ont pas été regroupées, elles sont réparties dans toute la foire pour montrer qu’elles font partie du monde de l’art. L’idée est de montrer que le paysage africain s’est beaucoup transformé avec l’émergence de nouvelles galeries.

Je suis favorable à la discrimination positive, mais il faut veiller à ne pas ghettoïser les artistes.

Ce qui me frappe aussi, c’est la maturité des jeunes artistes africains, leur volonté de s’impliquer dans le monde, de conserver le sens du collectif. Des gens comme Michael Armitage, qui a créé The Gathering à Nairobi, ou comme Aida Muluneh, qui a fondé le festival de photo d’Addis-Abeba, s’engagent comme producteurs culturels. Ils ont conscience qu’il faut faire des choses ensemble. Les jeunes artistes sont très engagés, que ce soit dans les problématiques écologiques ou dans les mouvements étudiants.

Vous organisez aussi l’exposition « Le Jour qui vient » aux Galeries Lafayette. Peut-on faire passer des messages dans le contexte d’un grand magasin ?

Les Galeries Lafayette, c’est le deuxième lieu le plus visité en France après la tour Eiffel. Cela permet de poser une question : pour qui fais-je des expositions ? C’est l’occasion de sortir l’art de l’entre-soi. Je suis contente que quelqu’un qui vient faire des courses en profite pour voir des œuvres de très jeunes artistes.

Un fil relie-t-il tous ces artistes ?

Ils sont dans des stratégies de résistance silencieuse. Le premier regard ne nous dit pas tout de suite de quoi il retourne. Ils détournent les matériaux et hybrident les techniques. On est saisi par la virtuosité, mais derrière, il y a un regard sur le monde.

N’est-il pas temps d’en finir avec les panoramas africains ?

Non, je suis favorable à la discrimination positive, avec des foires spécialisées de qualité, comme 1:54 [à Londres]. La façon dont on fait ces focus est néanmoins déterminante : il faut veiller à ne pas ïser les artistes.

Vous êtes commissaire des prochaines Rencontres de Bamako. Comment jugez-vous la dernière édition et comment préparez-vous la vôtre ?

L’équipe précédente a eu peu de temps pour préparer les Rencontres, dans un contexte marqué par des attentats spectaculaires. Cette année, la Biennale a été décalée d’un mois, pour laisser une respiration aux autres événements de l’automne comme la Biennale de Lubumbashi [du 7 octobre au 12 novembre] ou l’inauguration du musée de la Fondation Zeitz [en septembre au Cap]… Je veux créer un espace de liberté, d’échange. Je compte travailler de façon collaborative avec des acteurs du continent. Il y aura un forum, des masterclasses. Cette Biennale sera celle d’une Afrique fière de ce qu’elle est. Elle témoignera du fait que l’Afrique est son propre centre.

« Le Jour qui vient », du 28 mars au 10 juin à la Galerie des galeries, Paris.

Art Paris Art Fair, du 30 mars au 2 avril, à Paris.