Centre ville de Roubaix. Café le Broutteux. Jonathan Delecroix, 35 ans, médiateur social en milieu scolaire. Roubaisien depuis 10 ans, futur abstentionniste. | LUCIE PASTUREAU POUR LE MONDE

« Ça ne m’intéresse pas. » Rudy n’a pas réfléchi bien longtemps avant de répondre au duo de militants socialistes qui tractaient dans son quartier de Montpellier. Dans l’entrebâillement de sa porte, le trentenaire antillais a tout de même hésité à clore la conversation aussi sèchement. Il explique avoir voulu croire à la politique jusque-là, mais désormais, il ne donne « plus de crédit à tout ça. » Voter ? « C’est illusoire », tranche-t-il, puisque « les choses ne changent pas ». Le militant socialiste a beau tenter de le remobiliser en évoquant la montée du Front national, peine perdue. « Je ne me sens pas menacé », rétorque Rudy. Le FN ne lui fait pas plus peur qu’un autre parti. Pour un vrai changement, il ne voit d’ailleurs qu’une solution : sortir de l’Europe. Mais même pour ça, il n’ira pas voter.

Comme Rudy, ils sont nombreux à déclarer qu’ils ne se déplaceront pas le 23 avril. La démobilisation pourrait même monter à un niveau jamais atteint à une élection présidentielle, avec une abstention estimée à 32 %, selon la dernière enquête du Cevipof publiée par Le Monde, début mars. Soit 11,5 points de plus qu’au premier tour, en 2012. Et même au-dessus du précédent record de 2002, à 28,40 % au premier tour.

Une désaffection une nouvelle fois particulièrement prégnante chez les jeunes, comme Théo Steffen, qui participera à sa première présidentielle en s’abstenant. Cet intérimaire nancéen de 21 ans n’a jamais voté, et ne voit pas pourquoi il irait participer à un « système » qui le considère comme du « bétail électoral ». Non, assène-t-il, « je ne déléguerai pas mon pouvoir de citoyen à quelqu’un qui n’aura pas d’autre choix que de nous trahir ensuite ». Ses amis tentent bien de le convaincre, en lui disant que s’il ne vote pas, il participera à l’élection de Marine Le Pen. Lui refuse de culpabiliser. Le vote utile, il trouve ça « absurde » : « Je n’en ai rien à foutre qu’elle soit élue. »

D’autres feront leurs premiers pas d’abstentionnistes, après plusieurs années de désenchantement. Depuis 1981, et le premier septennat de François Mitterrand, Liliane Viale estime ainsi n’avoir jamais vraiment voté « pour ». A 65 ans, cette retraitée marseillaise de gauche a bien choisi François Hollande en 2012, mais « sans conviction ». Cinq années d’un quinquennat qu’elle qualifie « de droite » ont fini de la dégoûter. Son « non-vote » traduira son « ras-le-bol » contre « les petits incidents qui pourrissent la vie des gens au quotidien ». Une colère que ses proches partagent mais qu’ils comptent, eux, transformer en bulletin Front national. « Ils se disent : peu importe ce qui se passera, au moins on met un gros coup de pied dans la fourmilière et peut-être qu’ils vont réagir. »

« En ce moment, vous savez, la politique… »

Jean-Luc Cardoso, délégué CGT à la centrale nucléaire de Fessenheim, hésite encore à aller voter. | ANTONIN SABOT / LE MONDE.FR

S’abstenir pour la première fois à 49 ans, pas si simple pour Jean-Luc Cardoso. « Il va falloir que je fasse une psychanalyse pour régler mon dilemme », sourit le représentant CGT de la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin). Les yeux bleus perçants de colère, le syndicaliste n’a pas digéré que son outil de travail devienne un objet de « négociations politiciennes ». Promesse de campagne du candidat Hollande, la centrale nucléaire devrait finalement fermer fin 2018. Alors de l’extrême droite à l’extrême gauche, Jean-Luc Cardoso met désormais « tous les candidats dans le même panier ».

Il se laisse tout de même une chance, peut-être changera-t-il d’avis pour le premier tour. Mais au deuxième, « vues les forces en présence », il ne voit aucune raison de se déplacer. D’autant qu’il en a fini avec « le barrage ». En 2002, il avait voté pour Jacques Chirac, ou plutôt contre Jean-Marie Le Pen. « Une erreur » qu’il regrette encore aujourd’hui. Il en a gardé l’impression amère d’avoir perdu toute légitimité à, ensuite, manifester contre une politique qu’il avait cautionnée de sa voix. Au moins, cette fois, « si je ne vais pas voter, je pourrai me regarder dans la glace et aller dans la rue après ». Et si Marine Le Pen est élue, il n’aura pas non plus voté pour elle, poursuit-il, alors pourquoi devrait-il se sentir coupable ? « Je prendrai ma place dans la rue pour m’opposer à ce qui ne sera pas conforme aux valeurs de la République. »

Il est loin d’être le seul à refuser ce vote « républicain », en cas de présence de l’extrême droite au second tour. Dans l’hypothèse d’un duel opposant François Fillon à Marine Le Pen, Jonathan Delecroix sait déjà qu’il votera blanc. Lui, « l’enfant de 1981 qui a toujours voté à gauche » ne pourrait pas « participer à cette mascarade. » « Avec le mépris et le cynisme dont font preuve les Républicains, ce serait de la malhonnêteté intellectuelle de voter pour François Fillon, le candidat du ni-ni », estime le Roubaisien âgé de 35 ans, médiateur social en milieu scolaire. Pourtant, en 2002, lui aussi avait voté « plutôt escroc que facho », se souvient-il. « Mais depuis quinze ans, les choses ont changé, les frontières entre la droite et l’extrême droite sont moins claires. »

« Ben quand même, tu peux donner ton avis »

Des frontières brouillées entre les partis qui poussent également Johann à ne pas aller voter. Pour le technicien de surface âgé de 30 ans, de gauche à droite, « ils ont les mêmes valeurs, même le Front national », lance-t-il à la sortie de l’assemblée de Nuit debout à Niort : « On vote utile soi-disant parce qu’il y a une menace, mais là, ils sont tous une menace. Ils ne font plus rien pour le peuple. »

Quartier des Trois Ponts à Roubaix. Petit marché sur la place de la Citoyenneté. Stéphanie Banek, commerçante, 41 ans. | LUCIE PASTUREAU / HANS LUCAS POUR "LE MONDE"

Stéphanie Banek, elle, considère même que la pire des options serait l’élection d’Emmanuel Macron. Marine Le Pen présidente, la commerçante roubaisienne de 41 ans n’en a « rien à faire ». Mais « si Macron passe, je balance ma télévision par la fenêtre ». Ancienne ouvrière dans la vente par correspondance, elle fait depuis peu les marchés du Nord, où elle vend des vêtements. Son vote, lui, n’a jamais changé : à droite, toujours. Cette année encore, elle aurait bien choisi François Fillon « mais “ils” ont monté une affaire contre lui ». Alors elle ne sait pas encore si elle se déplacera. « En ce moment, vous savez, la politique… »

Entre les chichis et les peluches de la fête foraine de Compiègne, deux jeunes Picardes attendent que leur frère termine son tour de manège. Elodie Journot a l’âge de voter, pas Lucie. L’aînée, 25 ans, n’ira pas voter. « Ça ne sert à rien », abrège-t-elle. « Ben quand même, tu peux donner ton avis », la sermonne sa cadette. Lucie aurait bien pris la voix de sa grande sœur. La semaine dernière, une enseignante de son lycée professionnelle l’a sortie de classe parce qu’elle parlait de l’affaire Fillon un peu trop fort. « La politique, ce n’est pas important ici », leur a-t-elle dit.

Journée spéciale abstention sur Le Monde.fr

Jeudi 30 mars, Le Monde.fr vous propose de revenir sur les raisons de cette abstention avec des reportages, des témoignages, des éclairages et l’analyse d’intervenants extérieurs à la rédaction. Voici les grands rendez-vous de la journée :

  • à 11 h 30 : Les spécificités de l’abstention à la présidentielle, tchat avec Brice Teinturier, directeur général de l’institut de sondages Ipsos ;
  • à 14 h 30 : Pourquoi les jeunes s’abstiennent-ils massivement ? Facebook Live avec Céline Braconnier, directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye ;
  • à 16 h 30 : Reconnaissance du vote blanc, du vote par notation… Comment voter autrement ?, tchat avec Martial Foucault, directeur du Cevipof.

Nous avons également invité Antoine Peillon, journaliste et auteur de Voter, c’est abdiquer (éditions Don Quichotte, 2017), qui nous parlera des militants de l’abstention active, ceux qui revendiquent de ne pas aller voter, et des possibilités de faire de la politique autrement.