Henri de Castries invité, mercredi 29 mars, du Club de l’économie du « Monde ». | Jean-Luc Luyssen

[Henri de Castries, ancien patron d’Axa, et Patrick Pouyanné, PDG du groupe Total, étaient les invités, mercredi 29 mars, du Club de l’économie du « Monde »]

Une partie des électeurs voit dans le programme de François Fillon une grande brutalité : 100 milliards d’économies sur les dépenses publiques et suppression de 500 000 postes de fonctionnaires, par exemple. Peut-on gagner une élection en promettant simplement du sang et des larmes ?

Henri de Castries : J’entends cela aussi dans l’opinion, mais ce n’est pas la réalité. Ce programme n’est pas violent, c’est la vérité qui est dure à accepter. Je comprends qu’elle soit douloureuse parce que nous avons du mal à admettre collectivement que nous, la génération des enfants du baby-boom, avons vécu en faisant preuve d’un incroyable égoïsme, sans précédent historique. Nous avons construit un système qui consiste à transférer sur nos enfants une charge insoutenable.

En 1980, la dette de la France représentait 20 % du PIB, le budget était quasiment à l’équilibre et nous avions un million de chômeurs. Une génération et demie plus tard, en 2017, nos dépenses publiques atteignent 57 % du PIB, la dette près de 100 %, tandis que 6 millions de personnes aimeraient avoir un emploi ou travailler davantage. Voulons-nous que nos enfants paient l’addition ou faisons-nous en sorte d’éviter que la situation ne s’aggrave ? Car de quoi parlons-nous, franchement ? On parle de revenir en cinq ans dans la moyenne européenne en matière de dépenses publiques.

Voyez-vous autour de nous l’un de nos voisins européens qui souffrirait gravement d’un niveau de dépenses publiques inférieur de dix points au nôtre ? Quant à la fonction publique, le nombre de fonctionnaires a augmenté de plus d’un million en quinze ans. Par rapport à l’effectif global, la suppression de 500 000 postes représente un effort de productivité de 1,5 % par an. Combien de temps croyez-vous que j’aurais pu rester à la tête d’Axa si j’avais expliqué à mon conseil d’administration ou à mes actionnaires que je considérais comme insupportable un effort de productivité de 1,5 % par an ? Je n’aurais pas tenu deux ans.

Comment la fonction publique pourrait accepter les réformes que vous préconisez ?

L’administration française serait-elle le seul grand corps constitué au monde sur lequel pourraient passer les tsunamis successifs de l’informatique et du digital sans qu’aucun gain de productivité ne soit jamais réalisé ? On rêve ! Il ne s’agit pas de brutaliser l’administration, mais au contraire de lui proposer de se réorganiser et de redonner espoir à chacun de ses membres. Chez Axa, on a passé notre vie à reprendre des entreprises qui fonctionnaient moins bien que nous. Quand on arrivait, on entendait : « Ça va être horrible, vous allez réduire les coûts, vous allez dévaster l’entreprise. »

Deux ou trois ans après, plus personne n’en parlait. Pourquoi ? Parce qu’on avait réinventé les process et réorganisé les métiers en fonction de nouvelles priorités. On avait ainsi redonné espoir à l’ensemble des collaborateurs. Il faut donc expliquer qu’il y a une lumière au bout du tunnel. Cette vision est la seule qui permette de donner à notre pays le choc de compétitivité dont il a besoin pour retrouver la croissance, et à notre fonction publique, les marges de manœuvre dont elle a besoin pour retrouver son efficacité et redonner aux agents un espoir de carrière. Une grande partie de la fonction publique souffre profondément du fait que personne n’a le courage de s’attaquer à sa réorganisation.

Le travail vit des mutations spectaculaires, notamment avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, pas seulement dans l’industrie, mais aussi dans les services et le secteur de l’assurance que vous connaissez bien. Comment protéger les salariés, et y aura-t-il du travail pour tout le monde ?

Dans les trois dernières années que j’ai passées chez Axa, nous nous sommes justement intéressés à ce que serait le futur des métiers dans le monde entier, puisque le groupe emploie environ 170 000 personnes dans une soixantaine de pays. Nous sommes arrivés à la conclusion que la moitié des effectifs d’une entreprise, pourtant compétitive et leader mondial, n’aurait pas les qualifications nécessaires dans un horizon très court de cinq à dix ans. Cela peut sembler terrifiant, mais je crois pourtant qu’on peut réussir cette transformation, à la condition de s’y prendre à temps.

Au-delà du cadre d’une d’entreprise, tout notre système sera confronté à cette perspective et à cette double question : quelle boîte à outils donnons-nous à ceux qui ne sont pas encore sur le marché du travail pour y trouver demain leur place et quelle chance de transformation donnons-nous à ceux qui sont sur le marché du travail pour qu’ils puissent y rester ? L’adaptation de notre système éducatif et de notre formation professionnelle est le grand défi de ce début de siècle.

Mais cessons de le voir de manière négative : il n’y aura pas de raréfaction du travail mais une profonde transformation des emplois et des compétences. Demandons-nous comment utiliser les outils de l’intelligence artificielle pour enrichir les jobs d’aujourd’hui. Et, si on se pose ces questions-là, on passera d’une posture de victime à une posture d’acteur de notre destin. L’accélération de la vitesse de transformation nous donne une vraie chance, si nous savons l’utiliser, de rattraper le retard que nous avons accumulé.

Enfin, il faut penser à de nouvelles protections, non pas avec un revenu universel, mais avec des droits attachés aux personnes plutôt qu’aux statuts. Une même personne va passer par un nombre beaucoup plus important de jobs au cours de sa carrière, parfois même avec des statuts différents. Le système ancien dans lequel on considérait que toute l’architecture de protection sociale était, pour l’essentiel, accrochée au salariat doit donc être repensé.

Le coût de la santé explose dans nos sociétés vieillissantes. Les découvertes de la recherche et les nouvelles technologies peuvent-elles nous permettre d’en maîtriser l’envolée ?

Nous avons connu historiquement deux phases et une troisième, prometteuse, est en train de s’ouvrir. La première court de la fin des années 1960 au milieu des années 1980 : le monde est alors formidable, notre système de protection sociale fonctionne, le niveau de vie des retraités progresse, les maladies sont bien soignées, l’allongement de la durée de la vie progresse. A la fin des années 1980, le réveil est douloureux : la croissance économique pique du nez et ne suffit plus à financer l’évolution de nos dépenses sociales. Mais je crois vraiment qu’une troisième phase a commencé : les technologies appliquées au domaine médical, l’évolution des biosciences et la multiplication des données changent le paysage.

Elles font exploser l’efficacité des traitements, augmentent les capacités de prévention et, dans un certain nombre de cas, font aussi baisser les coûts. Une prévention bien organisée nous fera faire des économies, tandis qu’une série de progrès scientifiques fera aussi diminuer le coût de nombreux traitements. Un seul exemple : il y a dix ans, à combien revenait le décryptage d’un génome ? A 100 millions de dollars par individu. Combien cela coûte-t-il aujourd’hui ? 100 dollars. On est dans une échelle du million en termes de décroissance de coûts. Nous sommes entrés dans le monde de l’exponentiel. Cessons de noircir notre futur ! Travaillons sur la manière dont nous pouvons, grâce à la technologie, trouver des degrés de liberté que nous n’avions pas.

Henri de Castries, ancien PDG de l’assureur Axa, ami et soutien de François Fillon, candidat Les Républicains à la présidentielle 2017.