Y aurait-il une théorie des climats applicable à l’art ? Les artistes s’en défendent généralement. Ils se veulent migrateurs et nomades. Reste qu’ils viennent bien de quelque part, comme tout le monde. Contes et légendes, lumière et paysages façonnent leur imaginaire, comme le souligne l’exposition « Innland » consacrée à la jeune scène d’Oslo, ou l’installation Chambre d’huile de Per Barclay (toutes deux au Centre de création contemporaine Olivier Debré, à Tours, Indre-et-Loire) ou bien l’hommage à la Norvégienne Anna-Eva Bergman (1909-1987), décédée au domaine de Kerguéhennec (Morbihan).

Qui dit Norvège pense fjords, grand froid, couchers de soleil qui s’éternisent et nuits blanches. Et aussi, accessoirement, Edvard Munch, figure totémique, dont le fameux Cri, adjugé en 2012 pour près de 120 millions de dollars, fut longtemps l’œuvre la plus chère au monde. Et puis ? Et puis… c’est tout. Pendant longtemps, le pays le plus septentrional de l’Europe semblait à la traîne artistiquement. Quatre siècles de domination danoise et une union avortée avec la Suède l’avait enclavé. Dans les années 1960 et 1970, les jeunes artistes se sentaient comme des lions en cage.

« Comme le pays est riche et prodigue de l’argent aux artistes avec des bourses de résidence, des subventions, ces derniers sont plus libres, plus inventifs. » Per Barclay, artiste

Per Barclay, 62 ans, admet qu’il n’avait alors qu’une envie, prendre le large. « La Norvège était isolée, fermée sur elle-même. Il n’y avait pas grand-chose à attendre de nos aînés », raconte-t-il. C’est à Florence, Bologne et Rome que Per Barclay part d’abord se former. Lorsqu’il retourne au bercail dans les années 1990, il est stupéfait : son pays a changé du tout au tout grâce à la manne pétrolière. Le « miracle nordique » a fait naître une myriade d’associations et de syndicats d’artistes. « Quand d’autres villes stagnent, Oslo est en mouvement. C’est maintenant notre tour, comme ça l’a été un temps pour Copenhague », assure Aurora Aspen, directrice d’OSL Gallery. « Comme le pays est riche et qu’il prodigue de l’argent aux artistes avec des bourses de résidence, des subventions, ces derniers sont plus libres, plus inventifs, ajoute Per Barclay. Ils ne dépendent pas du commerce. » Pas de plan de carrière, pas d’objet formaté destiné à une consommation rapide. Pas de facilité non plus.

Et tout est dépeuplé

N’allez pas parler pour autant de « norvégianité ». Encore moins de « Heimat », ce mot allemand intraduisible qui désigne aussi bien le pays, la maison, que le chez-soi. Pour l’artiste Thora Dolven Balke, née en 1982, le « Innland », qui donne son titre à l’exposition du Centre de création contemporaine Olivier Debré, à Tours, se réfère moins au localisme qu’à l’idée d’un espace dépeuplé à mille lieues des centres urbains grouillants. « C’est un espace géographique et non nationaliste, explique-t-elle. Une certaine idée du temps et de l’espace. »

Malgré l’écart de génération, Per Barclay et Anna-Eva Bergman, exposée au domaine de Kerguéhennec, sont tous deux adeptes de l’abstraction métaphysique. Épouse du peintre Hans Hartung, cette dernière a réalisé des monochromes traversés de feuilles d’or ou d’argent. Une élégante sobriété qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, semblait décalée par rapport aux avant-gardes du XXe siècle, qu’elle a observées à distance. Per Barclay crée aussi des monochromes, mais sans pinceaux ni toile. Il a recours à des matériaux comme le lait ou l’eau, qu’il répand sur le sol pour refléter l’environnement architectural. Beauté et inconfort sont les maîtres mots de cet artiste, connu pour ses grandes chambres d’huile de vidange, masses opaques qui chahutent l’espace.

« N°15-1973 Planète et Terre », d’Anna-Eva Bergman, 1973. | FONDATION HARTUNG-BERGMAN/ADAGP, PARIS 2017

L’espace ne serait rien sans la lumière. Au pays des aurores boréales, elle est partout. Anna-Eva Bergman a été influencée par celle des îles Lofoten, au nord du pays, où les journées d’obscurité alternent avec de tout aussi longues plages de clarté. La lumière est également centrale chez les plus jeunes, comme Solveig Lonseth.

« Les artistes norvégiens ont intériorisé jusqu’au discours sur leurs œuvres. On leur a appris à ne pas se mettre en avant. » Elodie Stroecken, co-commissaire d’« Innland »

Autre dénominateur commun : un sens du retrait, une austérité assumée, une poésie aride. Anna-Eva Bergman est certes aujourd’hui exposée partout, jusqu’au Musée d’art moderne de la Ville de Paris qui lui consacrera une exposition en 2020. Mais elle n’a été reconnue que tardivement, voire de manière posthume. « Les artistes norvégiens ont intériorisé jusqu’au discours sur leurs œuvres, observe Elodie Stroecken, co-commissaire d’« Innland ». On leur a appris à ne pas se mettre en avant. » Ils n’exposent pas plus leurs idées de manière frontale. La violence qui émane des œuvres d’Ignas Krunglevicius, dont celle en ballons glonflables évoquant un muscle noir venant enserrer le bâtiment du centre d’art de Tours, est contenue, plus cérébrale que punk. Malgré la tuerie d’Utoya et l’attentat à la bombe d’Oslo perpétré par Anders Behring Breivik en 2011, la politique est relativement taboue. Le pays garde sa part d’ombre et maquille ses cicatrices. « Quand l’affaire Breivik a eu lieu, on s’est dit “Mais que se passe-t-il ?”, raconte la curatrice Kristine Jaern Pillard. Nous n’avons pas d’ennemi. C’est un trauma dont personne ne parle. »

Fuyant le réel, l’imaginaire de Tori Wranes navigue plutôt du côté des trolls, ces lutins issus du folklore scandinave. Son atelier donnant sur le port d’Oslo est jonché de masques, prothèses et moulages tout droit sortis de films de série B. « Le troll, c’est le cousin du clown qui vous charme par sa laideur », murmure-t-elle, aussi énigmatique que perchée. Tori Wranes n’aime rien tant que les performances déjantées, où, maquillée en lutin, suspendue par les cheveux ou contorsionnée sur un fil, elle fait crisser sa voix dans les aigus. Son imaginaire est débridé, fantasque. Pour ainsi dire, norvégien.

« Innland », jusqu’au 11 juin, et Chambre d’huile, de Per Barclay. Centre de création contemporaine Olivier Debré, jardin François-Ier, Tours. Jusqu’au 3 septembre. www.cccod.fr

« L’atelier d’Antibes 1973-1987 », d’Anna-Eva Bergman. Domaine de Kerguéhennec, Bignan. Jusqu’au 4 juin. www.kerguehennec.fr