Il avait beau avoir été annoncé, et redouté, c’est un coup de tonnerre : le remaniement ministériel décidé par le président sud-africain Jacob Zuma, annoncé peu après minuit, vendredi 31 mars, aboutit au remplacement de dix ministres et de neuf ministres délégués.

Cette « nuit des longs couteaux », comme on l’a aussitôt surnommée, a la capacité de bouleverser l’Afrique du Sud. Sur le plan émotionnel, c’est déjà fait. Le pays vient d’enterrer Ahmed Kathrada, l’un de ses vieux héros de la lutte contre l’apartheid, en chantant ses louanges, mais en ne pensant qu’à cette menace de remaniement. La nation de Nelson Mandela est à présent sous le choc, soupesant les conséquences, comme si Jacob Zuma venait de passer une ligne rouge en écartant toute dissension et en ouvrant l’Etat, ses ressources, et demain le reste de l’économie, aux visées de ses alliés.

Le Trésor « sous contrôle total »

La première cible du remaniement était Pravin Gordhan, le ministre des finances, qui faisait figure de « gardien du Trésor ». Depuis sa nomination, fin 2015 – imposée alors à Jacob Zuma par des tendances adverses au sein du Congrès national africain (ANC) –, il semblait faire rempart aux convoitises d’un groupe d’alliés du président, au rang desquels se trouvent les hommes d’affaires d’origine indienne de la famille Gupta. Le destin de ces derniers semble lié à un point tel à celui du chef de l’Etat qu’au Parlement, l’opposition parle désormais des « Zupta », une hydre dont l’objectif serait de pousser plusieurs projets destinés à piller les coffres de l’Etat, incluant notamment un plan délirant de construction de centrales nucléaires. En Afrique du Sud, on a trouvé aussi un nom pour qualifier cela : la « capture d’Etat ». David Maynier, le responsable au sein du parti d’opposition, l’Alliance démocratique (DA), de la partie économique, résume la situation en affirmant que le Trésor public est « désormais sous le contrôle total » de Jacob Zuma.

Cette « capture » avait ses ennemis, notamment ceux qui se trouvaient jusqu’à jeudi soir au sein du gouvernement et en ont été écartés. Dans l’ANC, cette coupe claire résonne aussi comme un coup d’Etat, et le remaniement menace d’amener au point de rupture les divisions qui travaillent le parti au pouvoir. Officiellement, il s’inscrit dans un vaste programme de « transformations radicales socio-économiques » promises par Jacob Zuma lors de son dernier discours à la nation, devant le Parlement. En pratique, les plus pessimistes redoutent l’instauration d’une kleptocratie qui s’attaquerait à tous les pans de l’économie, et finirait par ressembler à une forme de dérive à la zimbabwéenne.

Rompre avec le système actuel

Mais pourquoi y aurait-il à se soucier de voir enfin triompher en Afrique du Sud un système qui cesse de creuser les inégalités au lieu de les combler ? Le but officiel de la mesure explosive poussée par Jacob Zuma consiste à rompre avec le système instauré lors de l’arrivée de l’ANC au pouvoir. Schématiquement, les Noirs ont le pouvoir politique et s’attachent à ne pas toucher de manière décisive au pouvoir économique détenu par les Blancs. Parallèlement, certains représentants d’une nouvelle élite noire sont cooptés par l’élite blanche, et profitent directement des fruits de secteurs rentables de l’économie.

Un phénomène classique de l’Etat en situation « post-coloniale », qui s’applique encore à l’Afrique du Sud, même si elle a traversé la période historique d’un « colonialisme d’un type particulier », comme l’a qualifiée l’ANC pendant les années où il s’agissait de renverser le pouvoir blanc (déjà extrêmement corrompu), et la structure de l’apartheid.

L’Etat est déjà en proie à une forme de pillage : marchés publics attribués à des individus « bien connectés », détournements dans les entreprises parapubliques, etc. Or Pravin Gordhan et ses soutiens, qui avaient pour caractéristique de rassurer les investisseurs à l’étranger, ne poussaient pas à une rupture mais à une continuité, avec des inégalités si criantes qu’elles menaçaient le futur de l’Afrique du Sud.

Jacob Zuma peut donc se prévaloir d’une volonté de transformation fondée sur la justice, d’une « énergie », comme il le dit dans un communiqué, pour changer les règles de fonctionnement du pays qui est sorti, il y a un peu plus de vingt ans, d’un système qui n’était pas seulement fondé sur l’apartheid et ses règles inhumaines, mais aussi sur une savante organisation de l’économie destinée à ne profiter qu’à une minorité.

Luttes sourdes

Seulement, le changement annoncé risque de ne pas prendre le virage espéré. D’abord, il a de grandes chances de se transformer en pillage rapide et destructeur. La note souveraine de l’Afrique du Sud, qui emprunte beaucoup sur le marché des capitaux pour financer son déficit, devrait être dégradée, le rand, se déprécier, la Bourse, dévisser, comme cela s’était produit fin 2015 lors de la première tentative de « capture » menée par Jacob Zuma et ses proches.

Le successeur de Pravin Gordhan, Malusi Gigaba, ne possède pas de connaissances particulières dans le domaine de l’économie, mais c’est un fidèle de Jacob Zuma. C’est assez pour inquiéter les observateurs, la société civile, les milieux d’affaires.

Malusi Gigaba, un proche de Jacob Zuma, remplace Pravin Gordhan au ministère des finces sud-africain, le 31 mars 2017. | JUDA NGWENYA/REUTERS

De plus, le remaniement est le fruit de mois de luttes sourdes, qui ont creusé des scissions au sein de l’ANC. Au sommet du parti se trouve la structure du Comité exécutif national, dirigée par six membres : trois d’entre eux étaient opposés à cette « nuit des longs couteaux » et au départ de Pravin Gordhan. Ils ont été balayés. Gwede Mantashe, le secrétaire général de l’ANC, membre du parti communiste sud-africain, en fait partie. Brisant la règle du silence, il a déclaré sur l’influente radio 702, vendredi à l’aube, que ce changement au sein du gouvernement avait été « imposé » : « On nous a donné une liste [de ministres] qui était complète et, de mon point de vue de secrétaire général, il apparaît que cette liste a été développée dans un autre endroit, et nous a été communiquée pour être légitimée. »

En d’autres termes, cela signifie que l’éclatement menace l’ANC.

« Ne pas se soumettre à cet outrage »

Le vice-président, Cyril Ramaphosa, est lui aussi opposé à cette manœuvre. Il assistait, en hôte d’honneur, aux obsèques d’Ahmed Kathrada, qui ont tourné à la déclaration collective anti-Zuma d’une partie des anciens de l’ANC, ces « historiques » qui furent la colonne vertébrale du parti centenaire. Désormais, Jacob Zuma étend son pouvoir en faisant table rase, et met en place aussi vite que possible une autre vague de dirigeants peu qualifiés aux origines souvent provinciales.

A l’inverse, le groupe de pression Save South Africa Campaign, organisé pour soutenir Pravin Gordhan, recrute dans l’élite urbaine, noire ou blanche. Il regroupe en particulier des grands patrons. Ses dirigeants ont appelé à « occuper le centre de Pretoria », la capitale, pour défendre le pays contre la mainmise sur l’économie. « On ne peut pas se soumettre à cet outrage, il est temps de se battre », ont-ils annoncé dans la nuit, ajoutant crûment : « Nous devons chasser Zuma et ses complices. »

La Cosatu, la centrale syndicale associée à l’ANC dans l’alliance tripartite pour gouverner le pays, ne s’est pas encore prononcée publiquement, mais est hostile à ce remaniement, ayant décidé de soutenir la candidature de Cyril Ramaphosa pour la succession de Jacob Zuma.

De son côté, Julius Malema, le « commandant en chef » des Combattants économiques de la liberté (EFF), a lancé une procédure pour tenter de destituer le chef de l’Etat lors d’une motion de censure au Parlement. La bataille s’engage. L’Afrique du Sud, dans tous les cas, est à un tournant.