Depuis plusieurs années, l’Erythrée fournit des bataillons de réfugiés dont le nombre est sans commune mesure avec le poids démographique de ce petit pays de la Corne de l’Afrique. Merhawi, jeune père érythréen installé depuis peu dans la banlieue lyonnaise et que nous suivons dans le cadre de notre série « Les nouveaux migrants », est l’un d’eux. Une étude longue et fouillée menée par un collectif de chercheurs coordonnés par Mirjam van Reisen décrit la façon dont le régime dictatorial d’Asmara est à la source d’un véritable commerce autour des réfugiés, en alimente le flux, organise et tire profit de cette activité jusqu’au Sinaï. Par où Merhawi est passé.

On connaît depuis le début des années 2000 le cauchemar vécu par les migrants, Erythréens surtout, tombés entre les mains de groupes criminels dans le Sinaï, enlevés sur leur route de l’exil, enchaînés, torturés, violés jusqu’à ce que leurs familles restées au pays versent une rançon. Quand ils ne sont pas tués.

En 2012, dans l’un de ses précédents ouvrages, Mirjam van Reisen avait décrit ce drame par le menu. Avec Human Trafficking and Trauma in the Digital Era (éditions Langaa RPCIG, 2017), cette professeure de relations internationales dans les universités néerlandaises de Tilburg et Leiden, entourée d’une dizaine de contributeurs, nous livre une étude décortiquant ce qui se révèle une véritable chaîne de trafiquants humains courant depuis l’Erythrée jusqu’au Sinaï, association de malfaiteurs s’enrichissant sur le malheur (organisé) des migrants.

Coéditrice de l’ouvrage avec l’anthropologue Munyaradzi Mawere, Mirjam van Reisen avertit que le résultat de ses recherches fondées sur plus d’une centaine d’interviews menée en 2015 et en 2016 dans plusieurs pays ne constitue aucunement des « éléments de preuves ». Il n’en demeure pas moins une violente charge – alimentée par un étroit faisceau d’indices et de déductions – contre « le bras long du régime érythréen qui suit les réfugiés où qu’ils soient ».

L’enlèvement de 25 000 à 30 000 personnes

Le régime d’Asmara, dirigé depuis 1991 par Issayas Afewerki, est donc soupçonné d’être à la source du trafic et de tirer profit de cette activité criminelle qui, à la faveur de l’enlèvement dans le Sinaï de quelque 25 000 à 30 000 personnes, sur une population totale estimée entre 3 et 6 millions d’habitants, « à 95 % érythréennes », a généré « environ 600 millions de dollars » de rançons entre 2009 et 2013.

Au fil des entretiens, cinq noms d’Erythréens ressortent, cinq rouages essentiels de cet engrenage criminel depuis l’Erythrée en passant par les camps de réfugiés du Soudan et d’Ethiopie jusqu’en Egypte. Le contrôle de la frontière serait supervisé par le général Teklai Kifle dit « Manjus », commandant de la région militaire occidentale et des unités de garde-frontières. Angesom Teame, un ancien chef du renseignement au ministère de la défense érythréen, est décrit comme « le principal trafiquant » entre l’Ethiopie et le Soudan sur la route vers le Sinaï. Son compatriote Abou Khaled est, quant à lui, soupçonné d’être « l’organisateur clé » du réseau de détention d’otages dans le Sinaï, « responsable d’actes de torture, de la collecte des rançons et de meurtres », tout comme un certain Medhanie Ydego Meredas. Enfin, Ismael Abderaza Saleh est identifié comme la pièce maîtresse du trafic jusqu’en Libye, puis de la traversée de la Méditerranée.

Prison à ciel ouvert

L’étude souligne que « la même route et les mêmes réseaux érythréens pour le trafic d’armes, contrôlés par le régime d’Asmara, sont utilisés pour le trafic humain vers le Sinaï » et conclut « aux liens directs de l’armée érythréenne » avec ces trafics. « Dans le Sinaï, peut-on lire, les otages étaient forcés de collecter leur rançon auprès de leurs proches par le biais de téléphones portables alors qu’ils étaient torturés. Ces rançons étaient ensuite payées en utilisant le système de transfert d’argent par téléphonie mobile à Asmara. » « De l’analyse des entretiens, il émerge la choquante réalité d’un pays qui trafique et extorque de l’argent de ses propres citoyens. »

Les motivations des candidats au départ sont connues : dictature, service militaire à durée indéterminée assimilé à de l’esclavage, appauvrissement planifié, manque de perspective… Ce que l’étude suggère, c’est que cet environnement a été sciemment créé par les autorités pour pousser une jeunesse potentiellement contestatrice sur les voies de l’exil. Et, au passage, de tirer financièrement profit de cet exode organisé dès leur pays d’origine.

Un phénomène si massif, planifié et qui impliquerait les plus hautes autorités érythréennes, relève, selon les auteurs, du crime contre l’humanité relevant de la Cour pénale internationale. Pour autant que cette conclusion s’impose, rien n’est dit sur la façon d’exercer la justice à l’égard de dirigeants protégés par un système qui a transformé le pays en bunker pour eux, et en prison à ciel ouvert pour ses habitants qui ne pensent qu’à le quitter quel qu’en soit le prix humain ou financier.

500 jours, 25 migrants, 4 journaux, 1 projet

Pendant un an et demi, quatre grands médias européens, dont Le Monde, vont raconter chacun l’accueil d’une famille de migrants. Le projet s’appelle « The new arrivals ». A Derby, au nord de Londres, c’est la vie d’un agriculteur afghan et de son fils que décrira le Guardian. A Jerez de la Frontera, en Andalousie, El Pais suivra une équipe de foot composée de migrants africains. A Lüneburg, près de Hambourg, Der Spiegel va chroniquer le quotidien d’une famille de huit Syriens.

Comment vont se tisser les liens de voisinage ? Les enfants réussiront-ils à l’école ? Les parents trouveront-ils du travail ? Les compétences de ces migrants seront-elles mises à profit ? L’Europe les changera-t-elle ou changeront-ils l’Europe ?

Ce projet, financé par le European Journalism Centre, lui-même soutenu par la Fondation Bill & Melinda Gates, permettra de répondre à ces questions – et à bien d’autres.