La figure de Pepe the Frog sert de point de ralliement à toute une nouvelle génération de sympathisants frontistes, souverainistes, ou encore maurrassiens. | Agathe Dahyot

A partir du 31 mars, Le Monde publie une série d’articles sur les nouvelles formes du militantisme d’extrême droite sur Internet. Aujourd’hui, l’émergence d’une nouvelle génération de sympathisants bercés par les codes et l’humour provocateur du Web.

« C’est une guerre culturelle. Nous nous sommes imposés comme la nouvelle contre-culture », fanfaronne Chepamec, étudiant de Sciences Po à l’origine de plusieurs salons de conversation en ligne très prisés des jeunes marinistes. Il fait partie de la nouvelle génération de sympathisants du Front national, des militants souvent hors les murs, guère encartés, mais très actifs. Certains sont baptisés Pepe Le Pen, Général Pepenochet ou encore Kim-Jong-Unique. Comme lui, la plupart refusent de donner leur véritable identité, préférant des pseudonymes décalés provocateurs.

Ce sont les nouveaux colleurs d’affiches du FN, des internautes qui n’ont jamais connu l’odeur des autoroutes et de la colle mais manient à la perfection l’usage des mèmes, ces images faites pour être partagées sur Internet, et l’humour corrosif qu’ils qualifient eux-mêmes de « politiquement incorrect ». Ils ont pour terrain de jeu les forums anglophones comme 4chan et Reddit, leurs équivalents français comme la section Blabla 18-25 [pour les 18-25 ans] du site Jeuxvideo.com, ou encore les réseaux sociaux comme Twitter, où c’est là qu’ils engagent le débat, souvent caustique, avec leurs cibles politiques. Leurs signes distinctifs ? Une casquette « Make France great again », un « 1825 » accolé à leur pseudonyme, et surtout, un dessin de grenouille verte en image de profil.

« Peut-on accuser une grenouille de nazisme ? »

A l’automne 2016, au moment de l’élection de Donald Trump, la figure cartoonesque de Pepe the Frog, batracien au regard subtilement méprisant, est devenue le nouveau porte-étendard de cette jeune génération éprise de provocation et ivre de victoire. « C’est un mème facile à modifier, qui représente le courant de la droite patriote, et de plus, une mythologie s’est greffée dessus », explique Keksafe_Frog, un Niçois de 19 ans sans emploi, en référence aux explications humoristico-ésotériques qu’en ont fait les utilisateurs de 4chan.

L’un des objectifs est de rendre leurs positions politiques illisibles de leurs adversaires, contrant toute accusation d’extrémisme. La provocation inhérente à cette imagerie est assumée. « Pepe personnifie surtout un certain état d’esprit, détaille Chepamec. Plutôt que de désespérer ou de s’énerver au sujet de l’actualité comme on peut avoir tendance à le faire, on reprend confiance et on se moque des gauchistes », éternelle cible désignée.

A travers ce personnage de grenouille saugrenu, cette génération cherche à mettre en échec les discours ramenant l’extrême droite aux épisodes nazis et fascistes. « Il y a une volonté de contrer toute attaque. Peut-on accuser une grenouille de nazisme ? Cela brouille toute cartographie, le message est dilué. Mais ceux qui la portent savent pourquoi ils le font », explique David Doucet, coauteur avec Dominique Albertini de La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille du Net (Flammarion, 2016).

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La « pieuvre » européenne face aux « grenouilles » patriotes. Ce visuel empruntant à la culture du Web a été partagé plus de 3 000 fois dans les sphères d’extrême droite. | Anonyme

Combien sont-ils en tout ? Difficile d’avancer un chiffre. « Ils sont environ 53 500 à être pro-Marine Le Pen sur Twitter, sur la base d’un mois de tweets sur la présidentielle et en enlevant ceux qui ont moins de trois interactions », avance Nicolas Vanderbiest, assistant et doctorant à l’université catholique de Louvain (Belgique) et auteur du blog Reputatio Lab, qui cartographie les grandes querelles sur Twitter. Combien sont spécifiquement de cette génération Pepe the Frog ? Une frange forcément plus limitée, mais pseudonymat oblige, bien difficile à quantifier.

Ce qu’ils représentent, en revanche, est identifiable : c’est le basculement d’une partie de la jeunesse vers un néoconservatisme décomplexé, qui se veut cool et dionysiaque. « Le populisme est le nouveau punk », comme l’arbore fièrement sur Twitter Paul Joseph Watson, journaliste du site conspirationniste, russophile et islamophobe InfoWars, et figure influente de la « trollosphère ».

« L’humour oppressif est à l’index »

A l’opposé de la stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen, ces recrues zélées n’hésitent pas à invectiver vertement leurs adversaires politiques désignés sur les réseaux sociaux. « Je suis un troll, je l’assume et je suis sincère dans mon positionnement politique. Le trollage, c’est juste pour m’amuser et faire passer le temps, c’est jamais vraiment méchant », assure Mathieu, qui comme de nombreux fidèles du forum 18-25, baigne quotidiennement dans les insultes au premier, second et troisième degrés.

Chepamec revendique cette identité moqueuse. « Les nouveaux gauchistes sont complexés et secs à l’intérieur comme des puritains du XVIIe siècle. L’humour oppressifest à l’index, rire est un péché. » Il condamne fermement le harcèlement, mais tous n’en font pas autant. Mathieu explique avoir pour cible préférée « les féministes hystériques », qui seraient, selon lui, le principal motif d’afflux d’internautes du forum 18-25 sur Twitter. Homosexuels, minorités ethniques et journalistes sont également dans leur viseur.

Whitney Phillips, professeure assistante à l’université de Mercer (Géorgie), coauteur de The Ambivalent Internet (à paraître en avril, non traduit), veut y voir un besoin de créer du ciment social entre des individus qui ne se connaissent que par des pseudonymes sur Internet : « L’humour ne fait pas que blesser les membres extérieurs à leur cercle, il permet aussi de renforcer le lien au sein de leur groupe – parce qu’ils ont tous quelque chose de nouveau dont ils peuvent rire, ensemble. »

Sur les cendres d’Anonymous

Cette culture du troll n’est pas neuve sur Internet. Ironiquement, elle a même été très largement codifiée par un mouvement farouchement hostile aux régimes autoritaires. « Leur malice, leur humour, leur activisme, tout cela a été inspiré d’Anonymous », explique Gabriella Coleman, auteure d’Anonymous : espions, hackers, lanceurs d’alertes (Lux, 2016).

Née de manière organique et quasiment accidentelle sur le forum d’images 4chan au milieu des années 2000, Anonymous est longtemps resté tiraillé entre l’apolitisme et l’extrême gauche, ce qui a notamment valu au mouvement de soutenir les révolutions arabes. Mais au contraire de son esprit malicieux, ses idéaux anarco-humanistes n’ont pas résisté à la vague d’arrestations qui ont affaibli le mouvement à partir de 2011.

C’est à ce moment que le forum le plus influent de la culture Web a peu à peu basculé. Profitant de l’affaiblissement d’Anonymous, des anciens du site néonazi StormFront ont élu domicile sur4chan, et notamment sa section/pol (politiquement incorrect), devenue un repère international pour le suprémacisme blanc. Le choix du plus célèbre site garantissant l’anonymat n’est pas le fruit du hasard. « Cela a joué un rôle dans la croissance du nationalisme blanc en ligne : vous pouvez exprimer toutes vos opinions haineuses en ligne sans craindre de conséquences professionnelles ou relationnelles », épingle Whitney Phillips.

Sur place, les suprémacistes blancs se sont mêlés aux « shitposters », des internautes désœuvrés partisans du chaos. Ensemble, ils ont commencé à donner une nouvelle jeunesse aux idées d’extrême droite, raconte Gabriella Coleman. « Ils ont sciemment choisi 4chan comme base d’opérations. La différence est que l’alt-right ne fait pas vraiment du piratage, mais plutôt de la désinformation, et ils sont très forts pour cela. »

Le vivier de Jeuxvideo.com

Durant l’élection de Donald Trump, le recours à la culture Web et à son humour au vitriol a permis de rajeunir l’image d’un mouvement longtemps honni. La fachosphère française s’est mise à bonne école, à l’image de Pierre Sautarel, corédacteur du site d’extrême droite FdeSouche, ancien colleur d’affiches et militant traditionnel qui a lancé une ligne de vêtements « Pepe the Frog » pour séduire ce nouvel électorat jeune et épris de moquerie. « Ce ne sont pas des geeks, ils se sont emparés de Pepe the Frog comme d’un moyen d’apparaître plus modernes qu’ils ne sont », resitue David Doucet.

Si le mouvement est parti des Etats-Unis, il s’est vite amarré à un terroir franco-français favorable. Et notamment à un forum en particulier, celui du 18-25 de Jeuxvideo.com, considéré comme le 4chan français. « Si JVC et 4chan mènent à nos idées, c’est pour deux raisons très simples : très peu ou pas de censure, et un système d’affichage qui favorise les sujets les plus controversés, estime Chepamec. Les plates-formes qui laissent les gens parler librement sans censure et montrent en priorité les sujets controversés (donc avec des arguments contradictoires) voient triompher des idées qualifiées d’extrême droite. »

Après avoir longtemps été très soraliens, puis mélenchonistes – courant qui reste extrêmement populaire – les forums de Jeuxvideo.com semblent dans une dynamique ultradroitière. « Je me suis peu à peu engagé en faveur de Marine Le Pen, surtout après avoir passé du temps sur le 18-25. Les kheys [les frères, surnom des participants] ont réussi à me convertir, avant je soutenais Mélenchon », explique Mathieu, 22 ans, étudiant en histoire, militant pro-FN sur Jeuxvideo.com. Les militants avancent qu’une importante proportion du forum soutient les idées du FN – une affirmation difficile à corroborer, selon les observations du Monde.

« En tout cas ce qui est sûr, résume David Doucet, c’est qu’il existe une forme de déculpabilisation du discours d’extrême droite. Le discours humaniste et progressiste est minoritaire, il est considéré comme paternaliste, comme « old » [vieux]. » Aux régionales de 2015, le Front national avait réalisé ses plus forts scores chez l’électorat des 18-34 ans, et selon un sondage Odoxa de décembre 2016, le parti de Marine Le Pen est celui dont les jeunes se sentent « le plus proche, ou disons le moins éloigné ».