Je ne serais pas arrivée là si...

… s’il n’y avait pas eu quelqu’un de rapide avec un scalpel, à la clinique londonienne où je suis née, à Noël 1946. Maman m’a eue par césarienne à sept mois de grossesse, ce qui était assez rare, je crois, à l’époque. On m’a mise dans une boîte à chaussures avec un autre bébé, et les infirmières m’ont amusée toute la nuit. Après, j’ai pourri l’existence de mes parents parce que je prenais la nuit pour le jour. Comme ils ne voulaient pas trop gêner les voisins, qui étaient des amis, ils ont même changé de maison avec leur bébé beuglant. Les docteurs leur ont dit de me donner du whisky, puis des somnifères…

Avec une mère, Judy Campbell, actrice et chanteuse, et un père, David Birkin, commandant de la Royal Navy, tous deux célèbres et admirés, comment a été votre enfance ?

J’ai eu une enfance divine. Une enfance telle que ça a été difficile de trouver quelque chose d’aussi bien par la suite. Mes parents étaient exquis. Je ne l’ai su que très tard, en 1967, parce qu’il n’avait pas le droit de divulguer des secrets, mais mon père, à 25 ans, pendant la guerre, quittait de nuit les côtes anglaises et arrivait avant l’aube sur les côtes bretonnes. Il déposait des espions, des colis pour la Résistance, et réembarquait des personnes cachées sur les plages.

Il fallait être sacrément calé pour naviguer entre les rochers les nuits sans lune. Mais, pour lui, les vrais héros, c’étaient les jeunes résistants bretons qui accompagnaient d’autres résistants et des aviateurs anglais tombés en France jusqu’en bas de la falaise malgré les pierres qui roulaient, les bunkers, les projecteurs… Avant ça, ils les avaient cachés, nourris pendant des jours, alors qu’à tout moment les voisins qui comptaient les coquilles d’œufs pouvaient les dénoncer. Tout ça sans savoir si les Alliés allaient gagner ! Les filles aussi jouaient un énorme rôle. Comme les Anglais étaient très grands, elles les accompagnaient pour qu’ils se courbent en les embrassant, en passant devant les Allemands. J’ai toujours voulu faire un film là-dessus.

Votre mère était-elle aussi romanesque que votre père ?

Elle chantait A Nightingale Sang in Berkeley Square, elle jouait Noël Coward au théâtre, qui est un peu notre Sacha Guitry. Pendant les bombardements, elle n’a jamais quitté Londres, ni la scène. Ça faisait « boum ! » à côté, mais elle reprenait, et les gens applaudissaient. Mes deux parents étaient lumineux. Ils m’ont montré l’exemple.

Après la guerre, mon père a été officier de probation. Il était opposé à la prison après un premier délit, alors il se portait garant des garçons. J’allais souvent les voir avec lui. Il m’a aussi emmenée manifester contre la peine de mort. Quand je suis arrivée en France, j’ai marché pour le droit à l’avortement. Grâce à mon père, j’étais au courant de la vie difficile des gens. Son sens de la justice sociale ne m’a jamais quittée.

Mais, à 12 ans, vous quittez cette famille pour le pensionnat…

Comme toutes les jeunes filles anglaises de la grande bourgeoisie. A 12 ans et 8 ans, avec ma sœur, nous sommes parties sur l’île de Wight dans un pensionnat huppé mais terriblement strict. C’était l’armée. J’étais le numéro 99, ma sœur, le 177. Il n’y avait ni radio, ni télévision, ni téléphone, ni chauffage. On était en dortoir de dix, en compétition permanente avec les autres. Je me rappelle la solitude, le stress, l’inquiétude. Je n’étais pas brillante, j’avais des problèmes d’orthographe, j’étais dyslexique, je ne reconnaissais pas ma droite de ma gauche. J’étais dans l’angoisse de décevoir mon père. Heureusement, sur mes bulletins, il était écrit que j’essayais fort…

Je souffrais aussi de mon physique. Les autres disaient que j’étais moitié garçon moitié fille, et rigolaient. Je n’avais pas de seins, pas de commencement de rien. J’ai dû attendre 14-15 ans, j’avais quitté l’internat, c’était trop tard pour leur montrer. Ça explique peut-être pourquoi j’ai été aussi contente de faire des photos nue pour le magazine Lui. Gratuitement !

Comment vous en êtes-vous échappée ?

J’ai dit à mes parents que j’étais malheureuse, que j’allais mourir si on m’obligeait à y retourner. Ils sont tombés des nues, et je suis allée dans une école à Kensington, un peu loufoque. C’était le rêve. Puis on m’a envoyée chez une dame à Paris, boulevard Lannes, dans le 16arrondissement, pour perfectionner mon français et mes bonnes manières. J’ai même appris à faire des truffes au chocolat. C’était surtout pour qu’on se marie bien par la suite. Mais à mon retour, à 17 ans, au lieu de jouer les débutantes, je suis allée à une audition dont m’avait parlé ma mère et j’ai obtenu mon premier rôle au théâtre.

Comment le décrochez-vous, ce premier rôle ?

J’avais oublié mon texte à cause d’un trac terrible, mais c’était un rôle de sourde-muette. Et j’étais toute menue. Un avantage parce que, dans la pièce, il fallait me porter, mon personnage mourait écrasé sous un bus. Quelle chance ! J’ai joué avec Sir Ralph Richardson, le plus grand acteur anglais. Je devais absolument cacher tout ça à mon père, qui voulait que j’étudie l’art. Dans la famille, il n’en fallait pas une de plus dans le théâtre… Déjà, ce n’était pas conscient, mais, avec ma mère, il faisait du chantage, il tombait malade chaque fois qu’elle jouait pour qu’elle revienne à ses côtés.

Ensuite j’ai joué dans une comédie musicale alors que je n’étais compétente ni en chant ni en danse. Mais c’était une histoire d’internat, je connaissais, et je faisais le clown. C’est là que j’ai rencontré John Barry, qui en était le compositeur. N’importe quelle fille de 18 ans serait tombée amoureuse de ce génie de la musique, qui a eu six Oscars. Il était beau, grand séducteur, il ressemblait à Gustav Mahler ! Je ne pouvais pas imaginer qu’il tombe amoureux de moi plutôt que d’une autre des dix filles de la comédie. Son choix m’a flattée. Au bout de six mois, on s’est mariés. Une catastrophe pour mon père ! Et, à 20 ans, je revenais à la maison avec mon enfant, Kate. Il était parti. Mon monde s’était écroulé.

Pourquoi décidez-vous, alors, de venir en France ?

Un autre coup de chance. Pierre Grimblat cherche une fille pour Slogan, un film avec Serge Gainsbourg. Moi, j’avais tourné dans Blow up, d’Antonioni, qui avait eu la Palme d’or à Cannes. Même si ce que j’y faisais n’était pas terrible, j’étais sans doute sur une liste d’Anglaises à auditionner. Je suis venue faire un essai et j’ai eu le rôle.

Je parlais très mal le français, je n’étais pas particulièrement jolie, mais je pleurais bien – il y avait de quoi ! J’ai touché le metteur en scène. Serge trouvait ça dégoûtant, ce mélange avec ma vie privée. Il avait raison. Il venait de faire un essai avec Marisa Berenson, qu’il avait trouvée très bien. Lui, si sophistiqué, me voyait arriver, j’étais une pas grand-chose, un jeune cheval. Mais, bon, il n’a pas non plus mis son veto. On a démarré le film ensemble, en 1968.

Entre vous, ce n’est pas vraiment le coup de foudre…

Je l’ai trouvé compliqué, arrogant, pendant le tournage. Il n’avait aucune gentillesse envers moi, il me mettait très mal à l’aise. On devait être fous amoureux dans le film, je devais me pencher à poil au-dessus de lui qui était dans la baignoire, et lui avait un maillot de bain ! C’était très difficile. Grimblat m’a dit qu’il fallait le connaître mieux. Il a organisé un dîner chez Régine, et il s’est éclipsé vite. J’ai entraîné Serge, qui protestait, sur la piste de danse, pour un slow, et il m’a marché sur les pieds. Divin ! Tout d’un coup, j’ai compris que cette arrogance était de la timidité, j’ai saisi la complexité de son caractère. Finalement c’était un chou. Drôle, charmant, prévenant.

La soirée a été historique. il m’a embarquée chez Raspoutine, un restaurant avec des musiciens russes comme lui. Au moment de remonter dans le taxi, ils ont joué sur le trottoir la Valse triste de Sibelius, et Serge glissait des biftons de 100 francs dans les violons. On est allés dans un endroit avec des musiciens d’Amérique du Sud. Il y avait aussi un formidable pianiste noir, Joe Turner. J’ai vu que cet homme qui m’accompagnait jouait à quatre mains avec Turner, et aussi de la guitare avec les musiciens sud-américains. On a fini aux Halles. Les bouchers trinquaient au champagne avec lui. J’ai vu qu’il était aimé.

Une folle nuit !

C’était My Fair Lady ! Folklorique, poétique ! Je ne savais pas encore que Serge était un poète mais, en une seule soirée, le personnage avait radicalement changé et j’étais tombée amoureuse de lui. Il m’a demandé : « Je vous dépose chez vous ? » Et moi, avec un culot immense, j’ai répondu « non ». Je suis partie à l’hôtel avec cet individu.

Au Hilton, le réceptionniste lui a demandé s’il voulait « la même chambre que d’ordinaire ». Je me suis dit « merde, merde, merde… » Mais, en arrivant dans sa chambre, le temps que je passe à la salle de bains, il s’était endormi. Je suis sortie, j’ai acheté au drugstore le disque sur lequel on avait dansé toute la soirée (Yummy, yummy, yummy, I’ve Got Love in My Tummy !), je lui ai déposé entre les doigts de pied, et je suis repartie. J’étais au petit bonheur. Il m’avait fait sentir que j’étais de nouveau désirable, moi qui pensais que tout était perdu.

Et c’est grâce à lui que vous commencez à chanter ?

Lui avait eu une histoire avec Brigitte Bardot, il avait même acheté l’appartement de la rue de Verneuil avec l’idée d’y vivre avec elle. C’était un homme blessé, comme moi. On a fabriqué ensemble les pansements pour nos blessures. Il a été ce pygmalion de vingt ans de plus que moi qui allait me mettre en lumière, avec lequel j’allais chanter Je t’aime… moi non plus. Un tube mondial.

J’ai vécu douze ans rue de Verneuil avec lui et ma fille Kate, et bientôt Charlotte, toute cette vie que les Français connaissent bien puisque je suis avec eux depuis cinquante ans. Ils connaissent la séparation, la tristesse. Après Serge, j’ai eu la chance folle de faire des choses intéressantes. Trois films avec Jacques Doillon, qui a trouvé un côté dramatique en moi.

Mais Serge Gainsbourg a continué d’écrire des chansons pour vous…

L’année suivant notre séparation, il devenait le parrain de ma fille Lou, me permettant d’être heureuse. Et il m’a écrit Baby alone in Babylone, douze chansons d’une qualité exquise, les disques d’or que je n’avais jamais eus avant. Jusqu’à sa mort, il a composé et écrit pour moi. Jusqu’à sa mort, j’ai été sa confidente.

S’il avait trouvé une autre interprète, ou une femme moins tolérante que Bambou, qu’est-ce que j’aurais fait ? Il m’a donné à exprimer son côté fragile, blessé, féminin, et même les blessures que j’avais occasionnées, ce qui est troublant. J’ai accepté. C’était des morceaux de poésie, des chansons miraculeuses. Je suis devenue sa porte-parole.

Où avez-vous puisé le courage, l’énergie, l’envie de revenir sur scène après le décès de votre fille Kate, en 2013 ?

Pendant deux ans, j’ai fait ce que j’ai pu, à la maison. Et je ne pouvais rien. A part tomber malade, ce qui n’était pas une surprise, après ça. Des médecins géniaux de l’hôpital Avicenne, à Bobigny, m’ont sortie de là, d’un tas de maladies, dont une leucémie qui récidivait.

L’hôpital ne m’effraie pas. C’est là où je voyais mon père, là où je savais comment le faire rire. Il a eu 68 interventions chirurgicales. Je suis une experte des colonnes sèches, des portes fermées, je connais tous les chemins pour venir en dehors des heures de visite. J’ai même été visiteuse pour les vieilles dames, avec mon chien. Avicenne n’est pas gâté, mais les soignants sont exquis. Et, dans les couloirs, on partage beaucoup de choses. J’y ai vu tant d’angoisses, et même des personnes touchées par les attentats. On n’est pas coupé du monde, au contraire, on est plongé dans le monde. Et c’est ce que j’aime le plus, les gens. Vraiment.

J’ai Charlotte, j’ai Lou, j’ai cinq petits-enfants, il n’était pas question de baisser les bras, mais, si je suis sortie de la maison, c’était pour être avec les copains, Michel Piccoli et Hervé Pierre, pour dire avec eux des textes de Serge. J’aime parler de lui. Cela nous a menés jusqu’au Canada, où une journaliste m’a donné l’idée de l’accompagnement par un orchestre de musique classique, pour sublimer encore plus les textes. L’album Birkin Gainsbourg le symphonique est né comme ça.

Quel regard portez-vous sur la campagne présidentielle en cours ?

Je marcherai contre Le Pen comme je l’ai déjà fait il y a quatorze ans avec mes filles enceintes. On va remettre ça, après le premier tour. Il ne faut pas qu’elle gagne. On est des enfants de la guerre, nous. On a les références… Mais on n’a peut-être pas assez expliqué pourquoi l’Europe est une bonne affaire. Et il faut que les politiciens soient réglo ! Trump, le Brexit, Le Pen, c’est le chacun pour soi un peu partout. Mais il y a des gens généreux qu’il faut soutenir. Je crois que les gens sont profondément bons.

L’album Birkin Gainsbourg le symphonique (Parlophone/Warner music France) est sorti le 24 mars.

En tournée : les 11 et 12 avril à l’auditorium de Radio France, à Paris, le 19 avril à Varsovie, le 11 mai à Monaco, les 20 et 21 mais à Recklinghausen, le 14 juillet à Lisbonne, le 19 août à Tokyo, le 26 septembre à Londres, le 11 novembre à Mâcon, le 23 novembre à Nevers, le 14 décembre à Toulon, le 15 décembre à Aix-en-Provence.

Retrouvez tous les entretiens de La Matinale ici