Nathalie du Pasquier dans son atelier, à Milan, en février 2017. | Alice Fiorilli pour M Le magazine du Monde

Nathalie du Pasquier est inconnue du grand public, et cela lui va très bien. « Je peins par plaisir, pas pour finir dans les journaux », répond-elle, la première fois que nous sollicitons un entretien. Rien de personnel : elle décline la plupart des demandes d’interview. Même Sofia Coppola, qui espérait la rencontrer, aurait essuyé un refus… Fidèle à sa réputation d’électron libre, cette Française installée à Milan fuit les mondanités. En octobre dernier, lors de la Frieze Art Fair de Londres, elle ne s’est pas rendue au vernissage de la rétrospective qui lui était consacrée. Il ne faudra pas davantage compter sur elle cet été à Philadelphie, où l’Institut d’art contemporain lui rend hommage.

« Longtemps ignorée par le milieu de l’art, Nathalie a pris l’habitude que personne ne s’intéresse à son œuvre picturale, tente d’expliquer son galeriste Christian Siekmeier, fondateur d’Exile Gallery. On a longtemps cantonné son travail aux illustrations qu’elle a réalisées avec le groupe de Memphis, alors que cela fait trente ans que Nathalie du Pasquier pratique la peinture en solo. » Fondé en 1980 sous l’impulsion du designer Ettore Sottsass, Memphis rompait avec le goût austère de l’époque, en proposant des meubles en stratifié aux motifs géométriques kitsch et aux accents punk. Nathalie du Pasquier en a fait partie pendant six ans, avant d’abandonner le design graphique pour se consacrer à la peinture.

« Nathalie n’a jamais appris le cynisme ni le compromis ; elle est étrangère à toute manifestation de puissance. » Cristina Morozzi, critique d’art

Les larges baies vitrées de son atelier, contigu à celui de son compagnon, le designer anglais George Sowden, donnent sur un siècle d’architecture milanaise : un immeuble industriel, une façade bourgeoise et un mur vert pistache. « J’aime Milan, car c’est une ville où l’on travaille », assène Nathalie du Pasquier. Une ville modeste et industrieuse, « comme elle », confirme la critique d’art Cristina Morozzi. Fan de la première heure, elle la suit depuis ses débuts transalpins à l’orée des années 1980. « Nathalie n’a jamais appris le cynisme ni le compromis ; elle est étrangère à toute manifestation de puissance. » Accrochées au mur de son atelier, les compositions graphiques qu’elle peint à longueur de journée : de micro-architectures plus ou moins abstraites, dont les couleurs calmes sont traversées de touches tonitruantes.

Sa silhouette juvénile, ses baskets, sa frange et son sourire à la fois assuré et timide lui donnent, à 60 ans, des airs de jeune fille mélancolique. « Un fanciullino (littéralement, “petit enfant”) », résume Cristina Morozzi. Né sous la plume du poète Giovanni Pascoli en 1897, ce personnage d’opéra appartient à l’imaginaire collectif italien. Il désigne un adulte plein de candeur, de sensibilité et de poésie. « La posture créative de Nathalie est un mélange de naïveté, d’hypersensibilité et d’assurance, confirme Antoine Boudin, directeur artistique de la maison de tissus Les Olivades, pour laquelle elle a revisité une série de motifs provençaux. Nathalie prend un feutre comme on prendrait une fourchette, elle dessine comme un enfant prendrait son stylo. »

A l’écart des modes et du marché

Le galeriste Yvon Lambert, qui travaille avec elle depuis longtemps, raconte qu’il la voit régulièrement débouler dans sa librairie parisienne comme une étudiante qui démarcherait ses premiers clients. « Elle prend toujours le train avec une grande pochette à dessin dans laquelle elle a glissé ses dernières productions. Elle nous apporte également des illustrations et de petites peintures, souvent des choses de petits formats qu’elle imagine avec raison plus faciles à montrer et à vendre dans une librairie. Elle tient aussi particulièrement à ce que ses œuvres et ses éditions soient vendues à des prix abordables. »

Nathalie du Pasquier a construit sa carrière de peintre à l’écart des modes et du marché. Elle a commencé, en 1986, par créer des assemblages d’objets usuels comme des moteurs, des bouteilles, des tasseaux. Des compositions qu’elle peint ensuite à l’huile. Plus tard, elle réalise des objets abstraits qu’elle représente dans des peintures figuratives. Ces natures mortes aux confins de l’abstraction doivent autant aux maîtres flamands qu’à Morandi ou De Chirico. Son client principal sera durant vingt ans, de 1989 à 2009, une galerie hongkongaise qui lui commande divers types de tableaux : « Certains étaient censés répondre à des idéaux feng shui de calme, par exemple, précise-t-elle. D’autres devaient être de “bon augure”. Là, je procédais à un mélange entre ce qui, selon moi, porte chance et ce que je connaissais de la culture chinoise. Il en résultait des images assez exotiques, aussi bien pour moi que pour les commanditaires ! » « Elle peint ce qu’elle a sous la main et le rend beau », explique Omar Sosa, le journaliste et fondateur du magazine Apartamento, qui a réalisé plusieurs livres avec elle. On retrouve dans son travail l’esprit Arte Povera qui habitait les créations du groupe de Memphis.

Le groupe Memphis en 1981. | Courtesy Memphis, Milano

En 1980, Nathalie du Pasquier a 23 ans lorsqu’elle arrive à Milan dans l’espoir de vendre des motifs à des marques de mode. La jeune femme baigne dans l’art depuis son enfance (sa mère est directrice du Musée des beaux-arts de Bordeaux), mais elle a appris à dessiner seule. Dans les travées du Salon du meuble, elle croise Martine Bedin, une amie de lycée, elle aussi installée à Milan. « Elle m’a montré son travail et j’ai été frappée par ses œuvres pleines de couleurs », se souvient la designer et architecte. « Je lui ai présenté Ettore Sottsass et toute la bande avec laquelle nous allions fonder Memphis, quelques mois plus tard. »

« Sottsass a ouvert un monde de possibles dans l’expression créative de ces jeunes designers en mélangeant les références. » Brigitte Fitoussi, auteure du livre « Memphis »

Bien que confidentiel, ce groupe a marqué les années 1980 avec sa palette de couleurs vives, son graphisme pop, son recours très large au stratifié et aux motifs faisant place à l’humour. « Memphis était provocateur, radical. Ils ont débarqué dans un secteur, le mobilier, plombé par l’immobilisme depuis les années 1960, produisant des pièces industrielles très standardisées, rappelle Brigitte Fitoussi, auteure du livre Memphis (éditions Assouline). Cette jeune garde menée par l’expérimenté Ettore Sottsass réalisait des objets et des meubles dans un esprit coloré et irrévérencieux, presque Arte Povera, avec des matières premières accessibles. Sottsass a ouvert un monde de possibles dans l’expression créative de ces jeunes designers en mélangeant les références. »

Nathalie du Pasquier dessinera la plupart des motifs du groupe, ainsi que quelques meubles. Elle y rencontre aussi son futur compagnon, George Sowden. Et s’éloignera du mouvement un peu avant sa dissolution en 1988. « Elle était très intense, modeste mais surtout indépendante », se souvient Cristina Morozzi. Parce qu’il est lié à ses années Memphis, le regain d’intérêt dont elle bénéficie aujourd’hui semble l’embarrasser. Depuis trois ans, les serpentins, vermicelles, spirales, triangles et autres motifs qu’elle a dessinés dans les années 1980 reviennent à la mode, symboles d’une époque plus insouciante. Plutôt que surfer sur ce succès, Nathalie du Pasquier a préféré se barricader et continuer à peindre. Lors des rares interviews qu’elle concède, elle se refuse toujours à évoquer cette période. Et son entourage se montre tout aussi frileux, comme soucieux de respecter sa décision.

Mais faut-il pour autant dédaigner les témoignages de reconnaissance ? Décliner les propositions ? Ce n’est pas non plus son genre. En 2014, American Apparel et l’éditeur de mobilier danois Hay lui commandent des imprimés inspirés de ses créations eighties. Dans la foulée, elle livre un motif pour un carré Hermès et des illustrations pour une marque de cosmétiques. « Elle ne ressent aucune gêne à faire voyager l’art dans des domaines fonctionnels », résume Antoine Boudin.

NDP 31, tapis dessiné par Nathalie du Pasquier, 2005. | Studio Azzuro, Courtesy Memphis, Milano

En un mot, elle joue le jeu. Sans rien perdre de son audace : lors de la dernière Frieze Art Fair de Londres, elle a préféré construire une structure blanche (invendable) à un traditionnel alignement de toiles. Rebelote à la Kunsthalle de Vienne, où elle a imposé une installation bouillonnante sans construction chronologique en lieu et place de la rétrospective commandée par le musée. Ses œuvres font l’objet de deux expositions : « Collezioni private » jusqu’au 15 avril à la Kunsthalle Lissabon de Lisbonne, et « From some paintings », à La Loge, à Bruxelles, jusqu’au 22 avril. À chaque fois, ses constructions exploitent des formes architecturales simples et colorées. Malgré la reconnaissance et la maturité, la voix intérieure du fanciullino n’est pas près de s’éteindre.