A mesure que ses revenus augmentent, la classe moyenne africaine, en pleine expansion, apprécie de plus en plus les gâteaux, les glaces, les sodas et autres sucreries, ce qui augmente la demande de sucre. Cela devrait être une bonne nouvelle pour les producteurs du continent. Mais la réalité est plus cruelle : les petits agriculteurs qui produisent le sucre – une denrée qui reste un luxe pour la plupart de la population rurale pauvre d’Afrique – peinent à nourrir leurs familles.

Le district de Kamuli, dans l’est de l’Ouganda, est assez représentatif de la filière sucrière africaine. Bien qu’il fasse partie des principaux pôles de production, avec plus de 10 000 cultivateurs de canne à sucre, il demeure l’une des régions les plus pauvres du pays. Ce secteur d’activité occupe une place importante dans l’économie nationale et crée des emplois, mais les petits producteurs de sucre n’en profitent pas.

Selon la Uganda Sugar Manufacturers Association (USMA), le pays a consommé environ 350 000 tonnes de sucre brut en 2016. Le gouvernement veut accroître l’investissement pour répondre à la demande croissante, qui devrait doubler d’ici à 2030. Celle-ci pourrait même augmenter davantage, car le président ougandais, Yoweri Museveni, veut que le parlement adopte une loi obligeant les compagnies pétrolières nationales à intégrer au moins 10 % d’éthanol dans le carburant pour faire baisser son prix.

Pour promouvoir la filière sucrière, l’Etat a proposé, ces dernières années, des incitations fiscales aux raffineries et aux entreprises du secteur, notamment dans la région de Kamuli. Séduits par l’appât du gain, de nombreux paysans y ont abandonné les cultures vivrières au profit de la canne à sucre.

Dépendance et pénuries

Faridah Nangobi et son mari, James Mukaaya, cultivent de la canne à sucre sur leur petit terrain à Bugabula South, dans le district de Kamuli. Comme eux, la plupart des petits agriculteurs de la région ne possèdent pas plus d’un hectare, si bien que la majeure partie de leurs terres, souvent la totalité, est consacrée au sucre. Cette dépendance vis-à-vis d’une seule culture expose James Mukaaya et les autres paysans à un grand risque en cas de mauvaise récolte ou de chute du prix du sucre. Le manque de biodiversité a en outre des effets négatifs sur l’environnement.

Beaucoup de paysans ne sont pas conscients de la valeur de leurs récoltes et les vendent à prix très bas à des intermédiaires ou directement aux raffineries et autres entreprises du secteur. En moyenne, un kilo de sucre coûte entre 2 500 et 3 000 shillings ougandais (de 0,64 à 0,77 euro). Pourtant, James Mukaaya et sa femme ne gagnent que 600 000 shillings (154 euros) pour douze tonnes de récolte, soit 50 fois moins que le prix du marché.

Il faut attendre dix-huit mois pour que les cannes arrivent à maturité et pouvoir les récolter. Entre-temps, la famille n’a aucun autre revenu ni accès à la nourriture. Pour tenter de joindre les deux bouts, James Mukaaya a décidé d’écraser ses cannes pour en extraire de la mélasse, qu’il vend à des entreprises locales fabriquant de la vodka. Ce dur labeur ne leur rapporte qu’environ 2 millions de shillings (513 euros) par an, dont la moitié part dans le matériel et la main-d’œuvre ; il ne leur reste donc que 1 million de shillings, soit moins que le PIB par habitant (1,4 million de shillings, selon le Fonds monétaire international).

Par ailleurs, étant donné que les petits agriculteurs ne produisent plus leur propre nourriture, la région fait face à de graves pénuries et les denrées doivent être acheminées depuis d’autres parties du pays, ce qui coûte très cher. L’argent que les paysans tirent du sucre ne suffit pas à nourrir leurs familles.

« Mes enfants n’ont rien à manger. Mon bébé n’arrête pas de pleurer. Je suis obligée de lui donner de la vodka pour qu’elle arrive à dormir », se lamente Faridah Nangobi, qui berce sa fille de 1 an dans sa case au toit de chaume. A l’extérieur, ses autres enfants se tiennent sous un manguier, rongeant de la canne à sucre. Le désespoir avec lequel ils écrasent les tiges montre qu’ils ne mâchent pas pour le plaisir : c’est leur seul repas de la journée.

Mangues, choux, tomates…

L’alcoolisme est répandu dans la région, car la population et les commerces locaux utilisent ce sucre facilement accessible pour produire leur propre liqueur. « Voilà pourquoi les enfants ne vont pas à l’école. Voilà pourquoi la région manque de nourriture ; une grande partie de nos terres est occupée par la canne à sucre », explique James Mukaaya.

« L’Ouganda doit prendre des mesures visant à limiter la culture de la canne à sucre par les petits agriculteurs, puisqu’il s’avère qu’elle n’améliore pas leur existence », souligne Patrick Sambaga, directeur pour l’Ouganda de Send a Cow, une petite ONG internationale qui œuvre en faveur du développement en intervenant auprès des paysans pour renforcer l’économie locale et les aider à cultiver des produits nutritifs et à améliorer l’égalité entre hommes et femmes.

« Les petits agriculteurs doivent se consacrer aux cultures qui apportent un revenu régulier pour couvrir les soins de santé, les frais de scolarité et la sécurité alimentaire, ajoute-t-il. Nous incitons les paysans à privilégier des cultures à haut rendement telles que les agrumes, les mangues, le chou frisé, les tomates, l’amarante, l’ail, les pommes de terre, les fruits de la passion, et à élever du petit bétail et des volailles, comme les canards, les poules, les lapins et les chèvres, s’ils ne peuvent pas élever de vaches. »