Difficile de déterminer, du cancer du pancréas dont il a réchappé ou des 32 saisons consécutives à la tête d’une équipe cycliste, la preuve ultime de la résilience de Patrick Lefevere. A 62 ans, le Flamand a résisté aux affaires de dopage, au va-et-vient des sponsors, à la mondialisation du vélo. Combien de temps encore ? Avant le Paris-Roubaix de dimanche, où il briguera, avec son équipe Quick-Step, une 13victoire, Lefevere n’a pas encore la garantie que sa structure continuera la saison prochaine. Les sponsors refusent pour l’instant de s’engager pour 2018, et l’arrêt de l’équipe belge coïnciderait alors avec celui de sa star : Tom Boonen, pièce majeure des équipes de Lefevere depuis 15 saisons, mettra dimanche un terme à sa carrière sur le vélodrome roubaisien.

Tom Boonen et Patrick Lefevere, après sa deuxième victoire sur le Tour des Flandres, en 2006. | YVES BOUCAU / AFP

Un aveu : lorsque l’on a sollicité Patrick Lefevere pour un entretien, à la fin de l’hiver, l’idée était de raconter une fin de règne. Depuis, la Quick-Step a remporté trois classiques flamandes dont le Tour des Flandres, grâce à Philippe Gilbert, coureur de 34 ans relancé avec une énorme carotte financière : salaire fixe raisonnable, primes d’objectifs importantes. Une vision ultralibérale du management qui sied à Lefevere, peu séduit par le concept du contrat longue durée : « Les agents me demandent des contrats de deux ou trois ans. La confiance doit toujours venir de ma part, mais qu’est-ce qui me garantit que le coureur va rester motivé ? »

Même Tom Boonen, qui lui a apporté quatre Paris-Roubaix et trois Tours des Flandres, a eu à subir son goût pour la négociation. L’an dernier, lorsqu’il a fallu prolonger son contrat, Patrick Lefevere a longtemps fait traîner. Puis a convaincu son champion (36 ans) de s’arrêter après Paris-Roubaix. « Je respecte beaucoup l’histoire. Et j’ai vu beaucoup de coureurs qui ont fait l’année de trop : Merckx, Indurain, Kelly…, dit-il aujourd’hui. Je voudrais que Tom quitte le cyclisme comme un seigneur. » Au passage, il a économisé huit mois d’un salaire volumineux.

« Du séminaire, je n’ai gardé que la discipline »

Patrick Lefevere a vite mis en application la pudeur catholique sur les questions financières. Cela, et toute autre chose apprise au séminaire de Roulers, où il pointa pourtant nuit et jour de l’âge de 11 à 16 ans : « Je n’en ai gardé que la discipline. Me réveiller, être organisé, manger comme un Monsieur. J’ai appris l’étiquette. Pour le reste, je n’ai pas vraiment cru en Dieu. S’il y a un bon Dieu, pourquoi accepte-t-il toutes les choses graves qui se passent ? »

Les abbés, à l’époque, manquaient de diplomatie. Paires de claques et main gauche attachée au banc pour que le récalcitrant rejoigne la caste des droitiers ne firent rien pour la foi de l’élève Lefevere qui, à 16 ans, préféra le deux-roues à la croix. « Ils ne m’ont jamais donné l’autorisation. Pour eux, c’était, je pèse mes mots, un sport de crapules. » Ce n’est pas le cas ? « Bah si », admet-il dans un sourire. « Au sens où il correspondait, à l’époque, au plus bas de l’échelle sociale. »

On se fâche toujours plus vite avec son voisin, et les patrons d’équipe français battent froid ce Flamand au nom francophone, né tout près de la frontière. Côté Roubaix, on dit de lui qu’il est le dernier survivant d’une trinité loin d’être sainte, Johan Bruyneel et Manolo Saiz ayant chacun rendu les armes devant les enquêteurs de police, après avoir si longtemps grugé les contrôleurs antidopage. Côté Wevelgem, à 15 kilomètres de là, l’ancien séminariste conserve une aura christique : il doit bien falloir quelques pouvoirs surnaturels pour domestiquer les classiques flamandes les plus incertaines qui soient. Il y a dix ans, un grand journal flamand avait monté un dossier solide contre lui, titré « Lefevere, 30 ans de dopage ». L’accusé a survécu et gagné en justice. Sans lever les doutes, loin de là.

En 2001, à l’issue de sa suspension pour dopage, Richard Virenque trouve refuge chez Domo-Farm Frites, dirigée par Patrick Lefevere. | FRANCK FIFE / AFP

« Mondialement, Paris-Roubaix a une plus grande réputation »

Lefevere, manières courtoises et grande intelligence, aime taquiner les Français qui déforment son nom avec constance depuis 25 ans en lui posant des accents sur les E. « (François) Hollande peut tout se permettre car il est socialiste, alors que vous cherchez des noises à (François) Fillon et (Nicolas) Sarkozy », déplore celui qui a d’abord eu, avec le grand voisin, une relation d’ordre commercial. « Quand j’étais enfant, j’habitais à 12 kilomètres de la frontière française. Mon père avait un cimetière de voitures où beaucoup de Français venaient acheter des phares, des pare-chocs. La première chose que j’ai appris de mon père, c’est que le client est roi et qu’il faut parler au client dans sa langue maternelle. C’est à la casse que j’ai appris mes premiers mots de français. Dans ma tête, il n’y a jamais eu de frontière. »

De la France, il apprécie la langue, la Côte d’Azur, la cuisine, les vins fins et les coureurs. Richard Virenque, Sylvain Chavanel, Julian Alaphilippe aujourd’hui. Et, tous les deux ans en moyenne depuis 1995, il vient y cueillir la seule grande classique du pays comme les Flamands y ramassaient les betteraves après-guerre.

« On a dit que j’étais le sorcier de Paris-Roubaix. Quelle connerie… C’est juste que le Tour des Flandres est devenu plus dur et que Paris-Roubaix était plus adapté aux grands gabarits de notre équipe. Automatiquement, vous êtes attachés à la course que vous gagnez le plus. Et puis, j’ai compris que mondialement Paris-Roubaix avait une plus grande réputation que le Tour des Flandres. »

Paris - Roubaix 2001 (Servais Knaven)
Durée : 04:27
Images : En 2001, Servais Knaven, couvert de boue, remporte Paris-Roubaix devant deux coéquipiers de la Domo-Farm Frites, dirigée par Patrick Lefevere.

Il faut être intouchable pour dire cela dans un restaurant de la banlieue de Gand, même en français. Il faut l’être aussi, dans un sport où l’image est devenue aussi précieuse que les résultats, pour continuer à embaucher comme médecins principaux deux des rebouteux les plus sulfureux du peloton actuel, le Belge Yvan Van Mol et l’Espagnol José Ibarguren Taus. Le premier, depuis trente ans dans le peloton, a été accusé par plusieurs anciens coureurs et collaborateurs d’avoir validé leur prise de produits dopants ; des faits prescrits au moment des témoignages. Le deuxième, passé par l’Espagne et l’Italie avant la Belgique, fut trouvé en possession de corticoïdes en 2002 et impliqué dans une affaire de trafics de produits dopants − dite affaire de Mantoue − en 2009, dans laquelle il fut finalement relaxé malgré des écoutes accablantes.

« On a tous fait des erreurs »

Lefevere ne cille pas. « Ce sont des hommes de confiance. Van Mol, ça fait vingt-cinq ans qu’il est avec moi. Dans le suivi médical, il a toujours été au-dessus du lot. Après, on a tous fait des erreurs mais il faut voir le contexte. J’ai été éduqué par la Bible : que celui qui n’a jamais pêché me jette la première pierre. »

Les triplés de sa Mapei sur Paris-Roubaix, au plus fort des années EPO (1996, 1998, 1999), suggèrent quelques pêchés majuscules. Mais le patron insiste : depuis l’affaire Puerto, en 2006, beaucoup de choses ont changé. Pour le mieux.

Paris-Roubaix 1996 : le triplé Mapei
Durée : 05:02
Images : En 1996, Lefevere dirige ses coureurs vers un premier triplé à Roubaix : Museeuw devance Ballerini et Tafi.

Ethique mise à part, le cyclisme contemporain le lasse. « Il nous manque un Napoléon, un Bernie Ecclestone [ancien grand argentier de la formule 1]. Saiz et Bruyneel ont fait des erreurs mais ils avaient une vision du futur. » Et puis il y a les agents. Ceux-là sont le mal de l’époque, dit-il : il faut offrir des contrats longue durée, signer des papiers et subir leur cour de plus en plus tôt dans la saison. Lefevere croit aux poignées de mains qui scellent un accord et un repas arrosé de grands crus. Ça ne marche qu’entre Flamands, des gens de parole, dit-il. « Pas d’arnaque. C’est sain. »

Sponsors flamands

Les discussions pour les saisons prochaines ont repris entre lui et ses sponsors actuels, un fabricant de parquets et un autre de matelas qui l’accompagnent depuis respectivement 1999 et 1994. Dans un cyclisme sorti depuis longtemps des frontières européennes, les sponsors de Lefevere ont leur siège social dans un rayon de 15 kilomètres autour de Roulers.

Patrick Lefevere, le 11 janvier à Courtrai, lors de la présentation de l’équipe Quick-Step Floors. | DAVID STOCKMAN / AFP

« Je n’ai jamais été aussi tranquille que maintenant », assure-t-il. La fin ne lui fait pas plus peur que cela mais il n’y croit pas. Il demande à ses coureurs d’attendre jusqu’au 30 juin pour s’engager ailleurs. S’il doit attendre le mois d’août, il n’aura « plus que des cadavres » sur le marché. Depuis le début de la saison, il observe avec lassitude le balai des agents qui vont et viennent dans les hôtels, offrir les services de ses propres salariés : « Je comprends que les coureurs aient une maison à payer, mais s’ils n’ont pas confiance en moi après toutes ces années, il vaut mieux qu’ils aillent ailleurs. »

Au cas où, celui qui fut aussi comptable durant dix ans après sa courte carrière de coureur, a créé une société d’intérim en Flandres. Dans le cyclisme, il faut toujours prévoir un plan B.