Rémy Slama est épidémiologiste environnemental et directeur de recherche à l’Inserm de Grenoble | Céline Vernet

Dans une lettre ouverte publiée vendredi 7 avril, une quinzaine de scientifiques européens et américains interpellent les ministres européens de la santé, de l’environnement, et de l’agriculture ainsi que le Commissaire européen de la santé pour que soit retenue une définition claire et indiscutable des perturbateurs endocriniens, ces substances chimiques qui interagissent avec le système hormonal. Rémy Slama, épidémiologiste à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) de Grenoble et président du conseil scientifique du Programme national de recherche sur les perturbateurs endocriniens, est l’un de ces signataires.

Vous avez déjà adressé une lettre ouverte en novembre 2016 aux Etats membres pour rappeler l’urgence de clarifier la liste des perturbateurs endocriniens, sans succès. Pourquoi renouvelez-vous cette initiative aujourd’hui ?

Une nouvelle étape de la discussion sur la définition des perturbateurs endocriniens entre la Commission européenne et les Etats membres se tient vendredi 7 avril à Bruxelles. Les perturbateurs endocriniens associent les biocides [certains insecticides, produits de lutte contre les rongeurs, produits de protection du bois] et les pesticides. Le problème, c’est que lors de négociations précédentes en février, une clause a été ajoutée. Elle indique qu’un biocide qui serait développé afin de perturber le système hormonal d’une espèce ne serait pas classé comme perturbateur endocrinien.

C’est comme si on demandait aux industriels de développer une substance pour absorber l’énergie dans un réfrigérateur et qu’au cas où elle serait libérée dans l’atmosphère, on ne la classerait pas comme gaz à effet de serre, sous prétexte que cette propriété est voulue. Du point de vue scientifique, ça n’a aucun sens. Un perturbateur endocrinien doit être défini en fonction de son action sur la santé et sur le système hormonal et non pas en fonction de la finalité pour laquelle il a été développé. Cette définition n’avait pas été acceptée par une majorité d’Etats en février, mais à ma connaissance, elle reste à l’ordre du jour.

Comment expliquer qu’en dépit de très longues discussions, les 28 pays de l’UE ne soient toujours pas d’accord sur une définition exacte des perturbateurs endocriniens ?

Le processus aurait dû être le suivant : d’abord, on identifie le problème scientifiquement, puis on gère le problème politiquement. Mais dans le cas des perturbateurs endocriniens, la logique a été inversée. Depuis 2009, la réglementation prévoit les modalités de gestion de ces pesticides et leur interdiction s’ils contiennent des substances cancérigènes ou des perturbateurs endocriniens... mais sans avoir fourni la définition légale de ces substances.

Pourquoi cette absence de définition pose-t-elle problème ?

Tant que l’on n’a pas de définition légale, on ne peut pas dresser de liste officielle des perturbateurs endocriniens. Le travail des comités d’experts qui sont censés regrouper ces produits pour favoriser leur réglementation en est, de fait, compliqué. Nous militons simplement pour obtenir une définition efficace et la plus proche possible de l’état de la littérature scientifique. Retarder ces définitions ou adjoindre des clauses, c’est instrumentaliser la science.

Vous déplorez la lenteur des négociations européennes. Pourtant, l’Europe s’est emparée du sujet depuis longtemps...

Les premiers travaux sur les perturbateurs endocriniens remontent aux années 1950 sur des populations d’oiseaux autour des grands lacs américains. La notion de perturbation endocrinienne avec des effets sur la faune et la santé humaine remonte au début des années 1990. L’Union européenne a réagi assez rapidement, puisque dès 1999, elle a proposé une stratégie sur les perturbateurs endocriniens, puis les a introduits dans la réglementation REACH de 2006 sur les risques liés aux substances chimiques. Les perturbateurs endocriniens ont dès lors été considérés comme des substances à très haut niveau de préoccupation, au même titre que les substances cancérigènes.

L’année 2013 était l’échéance fixée par les lois sur les biocides et les pesticides pour établir des critères scientifiques définissant des perturbateurs endocriniens. Rien ne s’est fait, la Cour de justice de l’Union européenne a condamné la Commission européenne pour défaut d’action en 2015. A partir de l’été 2016, la Commission a proposé une série de textes qui ont évolué depuis… Les critères scientifiques fluctuent au gré des semaines comme les prix dans une négociation commerciale !

Quels sont vraiment les dangers liés aux perturbateurs endocriniens pour l’organisme ? Et où les trouve-t-on ?

Les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques qui altèrent le fonctionnement du système hormonal et induisent des effets sanitaires sur un organisme ou sur sa descendance, ou à l’échelle de la population. On les trouve dans les biocides et les pesticides, donc dans notre alimentation, dans l’air. Ils sont aussi présents dans de nombreux produits de consommation, comme les additifs de matière plastique, le mobilier et le matériel électronique (cas des retardateurs de flamme).

Des effets avérés sur la santé ont été démontrés. Le système endocrinien a un rôle fondamental dans le développement du fœtus, et puis, chez l’adulte, dans le maintien des grands équilibres. Des perturbations dans ce système peuvent entraîner des malformations congénitales, du diabète. Il y a des risques de cancer du sein ou de la prostate ainsi que des effets sur la fonction cardiaque et, notamment dans le cas de substances perturbant l’axe thyroïdien, sur le système nerveux central : des problèmes cognitifs (diminution du quotient intellectuel) ou des troubles du comportement peuvent alors survenir.

Une fois qu’une définition adéquate des perturbateurs endocriniens aura été adoptée, que se passera-t-il ?

Les agences européennes pourront élaborer une liste de pesticides et de biocides reconnus comme perturbateurs endocriniens à bannir. L’ordre de grandeur est très approximatif, mais de 1 % à 20 % des pesticides actuels pourraient être concernés, selon la définition adoptée. Certaines études d’épidémiologie estiment que le coût économique induit par les pathologies dues à ces substances chimiques est de l’ordre de 100 à 200 milliards d’euros chaque année dans l’Union européenne (UE). Il y a clairement un coût sanitaire et économique.