A la terrasse de son bar, baigné dans une chaleur lourde, Blaise Koffi savoure. « La vive concurrence entre brasseurs, c’est une bonne chose pour nous : les boissons sont moins chères et de meilleure qualité », résume le patron de la Cave Etus, un maquis du Vieux Cocody, à Abidjan. L’introduction de la nouvelle bière blonde Ivoire ne s’est toutefois pas faite sans heurts. « Plusieurs fois je me suis retrouvé en rupture de stock, regrette le gérant. Les clients, surtout les jeunes, n’étaient pas contents et préféraient aller voir ailleurs. »

Si l’inauguration officielle de la brasserie Brassivoire, du groupe néerlandais Heineken, a eu lieu mercredi 5 avril à Abidjan en présence du vice-président et du premier ministre ivoiriens, la production a démarré dès novembre. « Ça a commencé très fort, nous devons même avancer la construction de la deuxième ligne de production », assure Marc Bandelier, directeur général produits et grande consommation de CFAO. Le groupe Heineken, qui détient 51 % de Brassivoire, a choisi de s’allier avec l’ex-Compagnie française de l’Afrique occidentale, spécialiste de la distribution en Afrique. Derrière le dirigeant français, les bouteilles en verre de 60 centilitres filent sur une chaîne mécanisée. Cadence de remplissage : 30 000 à l’heure.

« La bataille ne fait que commencer »

En investissant à terme 150 millions d’euros, Heineken, troisième brasseur mondial, compte briser le quasi-monopole historique du groupe français Castel en Côte d’Ivoire. Un défi alors qu’au fil des décennies, le groupe du milliardaire Pierre Castel, aujourd’hui numéro deux de la bière sur le continent, a fait de l’Afrique francophone sa place forte. Au Congo-Brazzaville, Castel s’est récemment attaqué à la domination de Heineken, déjà associé sur place à CFAO au sein des Brasseries du Congo (Brasco). « Nous venons les chatouiller ici, ils nous chatouillent là-bas », sourit Marc Bandelier.

Avec sa forte croissance et l’essor de sa classe moyenne, la Côte d’Ivoire est un choix prometteur. « Le marché ivoirien est actuellement de 2,7 millions d’hectolitres et notre usine produira à terme 1,6 million d’hectolitres, donc vous voyez, nous sommes venus avec une certaine ambition », explique Alexander Koch, directeur général de Brassivoire. Un Ivoirien consomme ainsi presque 12 litres de bière par an – la moyenne en Afrique subsaharienne –, contre 36 pour un Camerounais, 31 pour un Français et presque 110 pour un Allemand.

Faute de chiffres rendus publics, il est difficile de mesurer le nouveau rapport de forces en terre ivoirienne. « Notre concurrent [Castel] détenait plus de 90 % des parts de marché, nous approchons désormais du ratio 70/30 », vantent, en aparté, deux cadres de Heineken et CFAO.

« C’est faux ! » rétorque Roger Adou, directeur général adjoint de la Société de limonaderies et brasseries d’Afrique (Solibra), filiale ivoirienne de la Société des brasseries et glacières internationales (BGI), elle-même détenue par le groupe Castel. Le dirigeant ne souhaite pas donner sa propre estimation, mais se veut optimiste : « C’est normal que la nouveauté attire les gens, mais la bataille ne fait que commencer. » Il ajoute : « Nous pouvons perdre des parts de marché, mais ce qui compte, c’est que la taille du marché augmente et que nous restions leader. Nous ne craignons personne. »

En 2015, Castel avait absorbé pour 50 millions d’euros les Brasseries ivoiriennes, fondées deux ans plus tôt par le groupe local Eurofind. Ce nouveau concurrent ivoirien avait fait une percée remarquée sur le marché local grâce sa bière vedette, Number One. « Nous serons plus difficile à racheter… » ironise un dirigeant de Brassivoire.

Innovations et mesures de rétorsion

Dans les cafés d’Abidjan, la guerre des prix se fait sentir. « Le commercial de Brassivoire voulait m’imposer de vendre l’Ivoire à 500 francs CFA [0,76 euro], mais je n’étais pas d’accord, confie un responsable de maquis à Cocody. A ce prix, ma marge est beaucoup plus faible que pour la Bock [la bière de Castel], donc je les vends toutes les deux 600 francs. »

Roger Adou, de Solibra, met en garde son concurrent : « Il ne faut pas se battre sur les prix comme des chiffonniers, sinon nous détruirons de la valeur sur toute la chaîne. » Dans son bureau, il préfère sortir d’un placard sa dernière innovation : une bouteille de bière en verre qui s’ouvre sans décapsuleur, en tirant sur une languette comme pour une cannette.

Jamais les gérants de maquis n’avaient été autant courtisés

Depuis l’arrivée de Brassivoire, jamais les revendeurs de bière n’avaient été autant courtisés. « Nous leur proposons plus de promotions, en contrepartie desquelles nous exigeons que nos produits soient mieux mis en valeur, raconte un agent de Solibra en tournée à Abidjan. Au début, ç’a été dur, mais les clients commencent à revenir. »

Les méthodes employées pour convaincre sont parfois plus expéditives. « Un commercial de Solibra est venu, il m’a demandé pourquoi je vendais aussi de la bière Ivoire et, deux jours plus tard, le propriétaire de mon dépôt a exigé que je ne vende que des bières de chez Castel », raconte un gérant de maquis, assis au milieu de piles de casiers de bouteilles consignées : « J’ai cédé, mais j’ai loué un autre dépôt, deux rues plus loin, avec uniquement de la bière Ivoire, car elle se vend bien ! » L’ampleur de ces pressions et des mesures de rétorsion demeure difficile à évaluer.

« Il y a de la place pour tout le monde »

Si les autorités ivoiriennes répètent qu’elles lutteront contre ces pratiques anti-concurrentielles, elles saluent surtout l’arrivée de Brassivoire sur le marché. « Il y a de la place pour tout le monde et, selon nous, la concurrence a du bon car elle crée de la croissance et des emplois », estime Mougo Komenan, directeur général de l’activité industrielle au ministère de l’industrie, qui dément tout favoritisme : « Par le passé, nous avons beaucoup aidé Solibra, mais nous avons fait autant pour Brassivoire en les aidant, par exemple, à trouver un terrain viabilisé dans cette nouvelle zone industrielle au nord d’Abidjan. »

Pour séduire les dirigeants ivoiriens, Heineken et CFAO ont mis en avant la création de 200 emplois directs, ainsi que le volet local de leur production. En complément du malt d’orge importé, la recette de l’Ivoire comporte un pourcentage tenu secret de riz acheté à des cultivateurs du pays.

Pour le groupe néerlandais, la Côte d’Ivoire n’est qu’une étape. « Il y a encore un potentiel énorme en Afrique de l’Ouest et en Afrique de l’Est, en particulier là où il existe des monopoles qui peuvent être bousculés », juge Roland Pirmez, responsable Afrique, Moyen-Orient et Europe de l’Est de Heineken. Comme en Ethiopie, où Heineken, arrivé en 2011, a mis fin au monopole de Castel. Hors micro, un cadre liste comme cibles potentielles le Togo, le Bénin, le Mali ou encore le Sénégal. « C’est très excitant, bien plus que de se battre dans une France ultra-concurrentielle pour grignoter 0,5 % de part de marché… »