Il y a là, réunis autour d’une transaction financière qui sème le doute, tous les éléments d’un thriller politico-financier. On y retrouve le géant français du nucléaire Areva, un nouveau gouvernement, sans le sou, d’une ancienne colonie française en Afrique, des intermédiaires russes et libanais avec des comptes bancaires dans les Emirats arabes unis et des centaines de millions de dollars qui doivent changer de mains lors d’une opération qui, finalement, n’aboutira pas.

Les journalistes nigériens l’appellent « l’Uraniumgate ». A Niamey, une plainte contre X a été déposée par des organisations de la société civile. Une commission parlementaire enquête, de même que des juges parisiens, dans l’espoir de faire la clarté sur cette affaire opaque.

Le scandale a éclaté le 16 février 2017, avec la publication dans l’hebdomadaire nigérien Le Courrier de documents portant sur la vente à l’automne 2011, pour 320 millions de dollars (environ 240 millions d’euros à l’époque), « d’une très forte quantité d’uranium ». Une transaction portée par Areva mais dans laquelle apparaît la Société du patrimoine des mines du Niger (Sopamin), contrôlée par l’Etat nigérien, lequel a été immédiatement soupçonné par l’opposition et une partie de la presse nigériennes d’avoir détourné une partie de cette somme.

Des intermédiaires russe et libanais

Le Courrier avait alors détaillé le circuit tortueux de cette transaction : « Areva UG [filiale commerciale du groupe Areva] avait vendu une très forte quantité d’uranium à Energo Alyans, une société de distribution russe qui ne s’intéressait pas au commerce d’uranium ou même au négoce de matières premières. Le 24 novembre suivant, la société Energo Alyans a vendu cet uranium à la société Optima Energy Offshore SAL, au Liban. Les deux ventes ont été notifiées à la société Areva. […] Un virement bancaire de 319 millions de dollars […] a été fait le 12 décembre 2011, du compte de Sopamin, logé à BNP Paribas, à Paris, au compte d’Optima, à Dubaï. »

Le groupe français n’en conteste pas la réalité. « Il s’agissait d’une opération de trading dans le cadre d’une offre intégrée », nous confirme Christophe Neugnot, porte-parole d’Areva. En clair, le groupe français était à l’époque en contact avec un opérateur intéressé par l’achat de centrales nucléaires. « Dans ce genre de projet, l’opérateur veut de la visibilité et nous demande de sécuriser son approvisionnement futur en uranium », explique Christophe Neugnot. D’où cette opération de trading par laquelle Areva met une option sur l’achat de 3 000 tonnes d’uranium.

« Finalement, la vente du réacteur ne s’est pas faite, nous avons racheté l’uranium », avec, au bout du compte, « une perte de 18 millions de dollars – et non de 100 millions, comme évoqué dans la presse – due aux variations des cours de l’uranium », précise le porte-parole d’Areva. Le marché de cette matière première était alors frappé de plein fouet par la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon, en mars 2011.

Quant à la présence des intermédiaires russe, Energo Alyans, et libanais, Optima Energy, Areva se défausse : « Une histoire classique entre traders. » Sauf que, chemin faisant et en l’espace de quelques jours, les deux traders empochent de confortables plus-values : 17,6 millions de dollars pour Optima Energy et 82 millions de dollars pour Energo Alyans, une société russe « inconnue des traders [et] qui aurait totalement disparu peu de temps après les faits », selon une enquête publiée le 28 mars par l’hebdomadaire Jeune Afrique. En France, où Areva est déjà empêtré dans un autre dossier africain, celui autrement plus lourd d’Uramin en Centrafrique, l’affaire nigérienne fait l’objet d’une enquête préliminaire du parquet financier.

Pour ce qui est de l’intervention de la Sopamin, Areva avance une explication simple : « Quand nous cherchons de l’uranium, nous nous tournons vers ceux qui peuvent nous en fournir. » Et au Niger, où les Français extraient de l’uranium depuis les années 1960, Areva avance en terrain connu. La Sopamin y est actionnaire des deux filiales d’Areva : la Société des mines de l’Aïr (Somaïr) et la Compagnie minière d’Akouta (Cominak), qui assurent 30 % de l’approvisionnement en uranium nécessaire au fonctionnement des centrales françaises. Dans cette affaire, Areva aurait donc « demandé » au Niger de piocher dans le stock d’uranium qui lui revient chaque année à hauteur de sa participation (environ un tiers des parts), conformément au pacte d’actionnaires qui les lie.

« Nous avons trouvé les caisses vides »

Les autorités nigériennes expliquent différemment leur présence dans cette opération qui subitement se teinte de politique. Pour comprendre, il faut se replacer dans le contexte nigérien de l’époque. Avril 2011 : Mahamadou Issoufou est démocratiquement élu à la présidence du Niger, qui voit avec hantise le voisin (et « banquier ») libyen sombrer dans le chaos. En janvier, deux Français avaient été tués après avoir été enlevés par des djihadistes à Niamey. Quatre mois plus tôt, sept personnes, dont cinq Français, avaient été prises en otages sur le site d’Arlit exploité par Areva.

« Quand nous sommes arrivés au pouvoir, nous avons trouvé les caisses de la présidence complètement vides alors qu’il fallait bâtir un vrai système de sécurité », explique une source proche de la présidence. Selon elle, « Areva, qui avait aussi intérêt à ce que ses sites d’extraction soient sécurisés, aurait alors proposé de nous aider en nous associant à cette opération de trading d’uranium, alors qu’il n’était pas obligé de le faire ».

Sauf à envisager que le Niger ait aussi profité des quelque 100 millions de dollars touchés par les intermédiaires, le bilan de la transaction est maigre pour Niamey : « Environ 800 000 dollars, utilisés pour l’achat de véhicules destinés à la garde présidentielle », selon l’actuel ministre des finances, Hassoumi Massaoudou. Cet ancien salarié d’Areva – tout comme l’actuel président du Niger – sait de quoi il parle. En 2011, au moment des faits, il occupait le poste de directeur de cabinet du président Issoufou, dont il avait d’ailleurs conduit la campagne électorale. C’est à ce titre qu’il dirige alors le conseil d’administration de la Sopamin, dont neuf des onze membres sont nommés par l’Etat.

Un document consulté par Le Monde montre que les 800 000 dollars encaissés par la Sopamin ont été versés au Trésor, avant d’être affectés à l’achat des véhicules. Une pratique courante, selon un haut responsable nigérien, qui décrit la Sopamin comme « la poche arrière de l’Etat, celle du portefeuille dans lequel il pioche en cas de besoin ».

C’est justement l’un des reproches exprimés par les organisations de la société civile, qui, sans attendre les conclusions de la commission d’enquête parlementaire, ont déposé une plainte contre X à Niamey. « Où est l’argent des intermédiaires ? » demande l’un des signataires de la plainte, Moussa Tchangari, secrétaire général de l’ONG Alternative Espace Citoyens, qui affiche une confiance modérée envers l’indépendance de la commission parlementaire.

« Et même s’il n’y a pas eu de détournement, cette affaire doit être éclaircie, ajoute-t-il, parce qu’il est anormal d’avoir recours à Areva pour remplir nos caisses de cette façon. Nous devrions au contraire nous battre pour les contraindre à partager davantage les profits qu’elle se fait sur le dos du Niger. Ce n’est pas de sa charité dont nous avons besoin. » Mais difficile sans doute d’y résister pour un Etat parmi les plus pauvres du monde, dont le PIB n’atteint pas les deux tiers du chiffre d’affaires annuel de la multinationale.