Manifestation du collectif « Pou Lagwiyann dékolé », devant la préfecture, à Cayenne, le 7 avril. | JODY AMIET / AFP

Il est 23 heures, et ils mangent assis sous une tente-chapiteau au pied d’un camion-benne qui barre le rond-point, à Rémire-Montjoly, à la périphérie de Cayenne. Depuis le 22 mars, les principaux axes routiers guyanais sont bloqués par ces barrages plus ou moins filtrants, en fonction des heures et des jours. « Nous voulons terminer ce que nous avons commencé. Beaucoup de personnes disent : on n’ira pas au bout, mais nous, on voit le bout du tunnel », explique Alain Nadou, président d’un Groupement local de transporteurs. « Sans la confiance, on n’a plus rien, et nous, on a une puissance par rapport à ça, c’est tout », ajoute Alain, son repas du soir sur les genoux – dinde et pâtes, et une bière à la main.

Le collectif « Pou Lagwiyann dékolé », qui pilote le mouvement social en Guyane, a amorcé lundi 10 avril un durcissement des barrages qui bloquent le pays. Mais des divisions apparaissent entre les nombreux acteurs de la plate-forme de revendications, alors qu’une partie de la population trouve que la « grève générale illimitée » amorcée le 25 mars n’a que trop duré.

Le 5 avril, jour où le conseil des ministres a officialisé un « plan d’urgence » d’un milliard quatre-vingt-cinq millions d’euros pour la Guyane, le Medef local a appelé à un allègement des barrages, pour une reprise de l’activité économique, et une poursuite du mouvement sous une autre forme. Depuis, faute d’avancée sur une revendication de deux milliards d’euros supplémentaires, les barrages n’ont pas bougé, les établissements scolaires et le port sont toujours fermés, et l’activité économique au ralenti.

« Il faut trouver une technique différente, alléger les barrages, car il est injuste de bloquer les entreprises, certaines ne peuvent plus payer leurs salariés », explique au Monde Stéphane Lambert, le président du Medef Guyane. « On pourrait par exemple mettre plus la pression sur les administrations », propose-t-il. « Ils disent qu’ils perdent de l’argent, mais nous aussi », rétorque Alain Nadou, le transporteur. « La plupart des gens qui passent sur le barrage ne sont pas hostiles », remarque-t-il. Les critiques qui enflent au fil des jours contre les blocages distinguent souvent le fond de la forme : beaucoup adhérent toujours aux revendications initiales – lutte contre l’insécurité, pour la santé, l’éducation et le développement –, mais sur la méthode, l’union s’est largement fissurée.

Mardi 11 avril, à Kourou, des chefs d’entreprises organisent une marche pour la libre circulation. Parmi eux, Denis Burlot, patron d’un hôtel-restaurant, d’un magasin de loisirs et d’une menuiserie aluminium, qui emploient 49 personnes dans la ville spatiale. « Ça fait trois semaines que nos entreprises sont quasiment fermées, je perds 20 000 euros par jour », déplore-t-il. « J’ai payé mes salaires du mois dernier, mais je ne sais pas si je pourrai le faire ce mois-ci », s’inquiète l’entrepreneur. « Aux Antilles, les entreprises ont mis quatre ans à se remettre des mouvements de 2009 », ajoute-t-il. Elu dans la majorité à la Collectivité territoriale de Guyane (CTG), Denis Burlot dit s’exprimer « en son nom propre ».

« Les dépôts de bilan s’enchaînent »

Coïncidence ou pas, cet appel à manifester à Kourou contre les barrages intervient opportunément le même jour que la prise de position du président de la CTG. « La situation économique et sociale est en pleine déliquescence, les dépôts de bilan s’enchaînent et les tensions s’accumulent au sein de la population », a indiqué lundi devant la presse Rodolphe Alexandre, proposant de « mettre à profit le temps qui nous sépare de l’élection présidentielle et de la nomination d’un nouveau premier ministre et de son gouvernement pour permettre à la Guyane (…) de reprendre son souffle ».

« Je demande que de nouvelles modalités de mobilisation soient établies », a-t-il ajouté, appelant à la concertation entre les acteurs du mouvement, tout en rendant hommage à l’action du collectif des « 500 Frères contre la délinquance », figure de proue imprévisible du conflit.

L’exécutif de la CTG rappelle la nécessite de voter le budget de la collectivité pour lancer un programme d’investissements – deux collèges, un lycée, trois casernes de pompiers notamment – grâce aux moyens confirmés dans une lettre envoyée par le premier ministre, Bernard Cazeneuve.

Avec les barrages, « nous montrons que nous sommes déterminés », explique au Monde Davy Rimane, le secrétaire général de l’Union des travailleurs guyanais (UTG) à EDF Guyane, l’un des porte-parole du collectif qui coordonne le mouvement. « Mais on sait que pour certains compatriotes, c’est compliqué », ajoute-t-il. « Nous discutons entre tous les collectifs, on verra si ça évolue ou pas. Ce mardi, c’est reconduit, après on verra, précise le syndicaliste. Nous attendons des précisions sur les accords signés qui ne sont pas encore validés. »

« Ce n’est pas le moment de capituler »

Lundi, les quatre parlementaires guyanais ont reçu un courrier du président de la République dans lequel François Hollande appelle à la fin du blocage, estimant que « l’économie guyanaise ne doit pas être fragilisée plus longtemps ». Et M. Hollande renvoie la discussion sur les revendications supplémentaires réclamées par les collectifs et les élus à l’élaboration d’un plan de convergence ultérieur, dans le cadre de la loi sur l’égalité réelle en Outre-mer. Le chef de l’Etat invite les parlementaires à l’Elysée pour en discuter.

« Je n’irai à Paris avec les collectifs que si l’Etat s’engage à plus d’un milliard d’euros supplémentaire. En dessous, ce serait une fin de non-recevoir », explique au Monde le député guyanais Gabriel Serville. « Tant que le président sera en poste, jusqu’à la dernière seconde de la partie, je considère qu’il peut signer un arrêté qui peut débloquer la situation, ajoute-t-il. On est certainement très proche du but et ce n’est pas le moment de capituler. Tant que le gouvernement sera en place, il a toute faculté pour engager les choses. »

« Le président de la République n’a pas perçu la gravité de la situation. J’attendais une déclaration solennelle, avec des réponses concrètes », indique le sénateur Antoine Karam (apparenté PS). « La différence entre un plan d’urgence et un plan de convergence, c’est que le plan de convergence n’engage pas le prochain président. Sur la santé, par exemple, nous sommes très loin du compte », précise le sénateur. « Les entreprises souffrent, mais si les barrages sont levés, sans vraie concession apportée par le gouvernement, tout cela sera renvoyé aux calendes grecques », conclut l’ancien président du conseil régional de la Guyane.