Hafedh Caïd Essebsi (au centre), le chef de Nidaa Tounès, et Rached Ghannouchi (à droite), le président d’Ennahda, à Carthage, en août 2016. | FETHI BELAID / AFP

Il y a des signes qui ne trompent pas. L’effervescence qui agite la scène politique tunisienne depuis quelques mois n’est pas seulement due à une mise en ordre de bataille avant les élections municipales prévues le 17 décembre, septième anniversaire du déclenchement de la révolution. Après tant d’années d’attente, la transition démocratique va enfin s’incarner au niveau local. Si la fièvre monte à ce point, c’est aussi parce que Nidaa Tounès, le parti qui domine la coalition au pouvoir à Tunis, traverse une crise profonde et que ses déboires libèrent une cohorte d’ambitions concurrentes.

Le 2 avril, un Front du salut et du progrès s’est solennellement formé dans la capitale. Ses inspirateurs le conçoivent comme un regroupement transversal de partis, ou factions de partis, visant à détrôner l’actuelle alliance dirigeante entre Nidaa Tounès et le parti islamiste Ennahda. Ils jouent sans fard sur la peur qu’inspire à une frange de l’opinion publique l’influence prêtée aux islamistes dans l’appareil d’Etat. Selon eux, Nidaa Tounès, dont le socle est pourtant l’anti-islamisme, est devenu trop faible pour s’opposer au jeu d’Ennahda. Depuis sa victoire aux élections législatives et présidentielle de 2014, Nidaa Tounès est, de fait, rongé par des querelles d’appareils et une hémorragie de ses cadres au point de jeter un doute sur la solidité de la transition démocratique tunisienne, tant louée à l’étranger.

Une « succession dynastique » controversée

« Il y a une descente aux abîmes », s’alarme Leïla Chettaoui, députée de Nidaa Tounès. Selon elle, la glissade commence véritablement au congrès du parti à Sousse, en janvier 2016, quand Hafedh Caïd Essebsi, le fils du président de la République, Béji Caïd Essebsi, prend les rênes du parti. Il met la main sur deux fonctions stratégiques : directeur exécutif et représentant légal de Nidaa Tounès. Ce congrès consacre aussi la rupture avec son grand rival d’alors, Mohsen Marzouk, ex-conseiller spécial du président, qui claque la porte du parti avec ses soutiens pour fonder une nouvelle formation, Harakat Machrouu Tounès, à la vision « néobourguibiste ». Le coup est dur pour le groupe de Nidaa Tounès à l’Assemblée des représentants du peuple. Une vingtaine de députés le quittent. Du coup, Nidaa Tounès perd son statut de premier groupe parlementaire au profit d’Ennahda.

La conquête de l’appareil par Hafedh Caïd Essebsi a déchaîné les passions. Le parti était déjà fragilisé par la disparition de sa raison d’être idéologique – l’anti-islamisme – rendue caduque par la formation d’un gouvernement de coalition avec Ennahda à partir de début 2015. La violente controverse autour de la « succession dynastique » – le fils remplaçant le père à la tête du parti – a porté le malaise à son paroxysme.

Par la suite, les défections se sont multipliées, touchant jusqu’au groupe qui avait servi de marchepied à Hafedh Caïd Essebsi lors du congrès de Sousse. Parmi ces anciens alliés devenus dissidents figure Ridha Bel Haj, ex-directeur de cabinet du chef de l’Etat. Le groupe de M. Bel Haj a tenté, fin janvier, d’écarter de la direction du parti Hafedh Caïd Essebsi. Ce dernier a porté l’affaire devant la justice. M. Bel Haj est l’un des inspirateurs – aux côtés de Mohsen Marzouk – du Front du salut récemment constitué.

« Ennahda apparaît légitime »

« Le parti a perdu le contact avec les citoyens », se désole Mme Chettaoui. Le gouvernement de Youssef Chahed, chargé de piloter des réformes sensibles sous la pression des bailleurs de fonds de la Tunisie, notamment le Fonds monétaire international, est ainsi affaibli, car il ne peut compter sur un appui partisan dynamique. « Le gouvernement n’est pas assez soutenu », grince le député Moncef Sellami, qui a jeté l’éponge après avoir présidé un éphémère « comité de sauvetage » du parti.

Dès lors, le rôle d’Ennahda, partenaire loyal et discipliné de la coalition, s’en trouve mécaniquement renforcé. « La majorité ne tient que grâce à Ennahda », souligne M. Sellami. « Ennahda joue bien le jeu, abonde Mme Chettaoui. Il apparaît de plus en plus comme un parti stable et équilibré, donc légitime dans sa prétention à gouverner. » C’est là ce qui inquiète de nombreux militants historiques de Nidaa Tounès qui avaient rejoint le parti pour contrer le projet islamiste, qualifié d’antinomique au « modèle tunisien ». « Si Ennahda ne rencontre aucun contrepoids, il va inévitablement essayer de changer le modèle tunisien. La transition en Tunisie sera alors en danger », avertit M. Bel Haj, le chef de file des opposants à Hafedh Caïd Essebsi. Fondée au pas, l’appréhension a saisi une grande partie de l’électorat de Nidaa Tounès, sensible, dès lors, aux vents de la dissidence.