Une femme vote à Istanbul en Turquie le 16 avril. | NICOLE TUNG POUR "LE MONDE"

C’est une victoire étroite, lourde d’inconnues, que celle remportée par Recep Tayyip Erdogan dimanche 16 avril lors du référendum destiné à instaurer une « hyperprésidence », donnant au chef de l’Etat des pouvoirs sans précédent lui permettant de contrôler l’exécutif mais aussi très largement le législatif et le judiciaire. Le « oui » l’a emporté avec 51,3 % des suffrages, selon des résultats non encore définitifs. Loin du plébiscite escompté il y a encore quelques mois par celui que ses partisans appellent « reis » – le chef – et qui se sentait renforcé après l’échec du coup d’état militaire de juillet 2016. Près de 25 millions d’électeurs turcs ont voté pour les dix-huit amendements à la Constitution, soit 1,5 million de plus que ceux qui les ont rejetés.

S’adressant à plusieurs centaines de ses supporters réunis devant son palais de Tarabya, sur la rive européenne du Bosphore, M. Erdogan a évoqué une « victoire historique » en insistant sur le rôle « décisif » du vote des Turcs de l’étranger. « Le 16 avril est une victoire pour la Turquie pour ceux qui ont voté oui et pour ceux qui ont voté non », a-t-il martelé.

« Le pays a pris une décision historique », s’est félicité le chef de l’Etat tout en mettant en garde tous ceux qui contesteraient le résultat de la consultation. « Tout le monde devrait respecter la décision de notre nation, en particulier nos alliés », a-t-il insisté alors que les Européens n’ont pas caché leurs inquiétudes sur une réforme constitutionnelle qui remet en cause nombre des principes de l’Etat de droit et notamment la séparation des pouvoirs.

Les divisions internes accrues

Le caractère pour le moins étriqué de la victoire du « oui » représente un véritable camouflet pour l’homme fort de la Turquie. Le « non » gagne en effet dans les grandes villes du pays à commencer par Istanbul, dont M. Erdogan fut le maire et Ankara. C’est un signal fort car ces deux villes votent majoritairement depuis 1994 pour les partis islamistes, d’abord le Refah (Parti de la prospérité, interdit en 1998) et depuis 2002 pour l’AKP (Parti de la justice et du développement).

Les habitants de plusieurs quartiers d’Istanbul acquis au « non » – en autre à Besiktas, du côté européen du Bosphore, à Kadikoy et à Maltepe côté asiatique – sont descendus dans la rue pour protester contre la victoire du « oui ». A Sisli et à Cihangir, d’autres partisans du « non » se sont livrés à un concert de casseroles depuis leurs fenêtres et leurs balcons, peu après la tombée des résultats.

Ce retournement représente un avertissement au leader de l’AKP qui disposait déjà d’un pouvoir sans équivalent depuis Atatürk. L’AKP et le MHP – le parti de la droite ultranationaliste dont le leader Devlet Bahceli appelait aussi au « oui » – représentaient lors des scrutins de novembre 2015 quelque 63 % des électeurs d’Ankara et 62 % de ceux d’Istanbul. A peine 48 % des électeurs de ces deux métropoles ont voté pour le « oui », soit une perte de plus de 10 points. Au sein même de l’AKP, cette concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme suscitait une réelle inquiétude.

Le référendum a accru les divisions du pays et la polarisation toujours plus extrême entre partisans et adversaires de M. Erdogan. « Il a gagné officiellement mais il a perdu politiquement », relève l’universitaire Ahmet Insel directeur de la prestigieuse revue Birikim. Si légalement le président peut et va mettre en œuvre sa réforme constitutionnelle, sa légitimité est sérieusement écornée par le résultat du vote. « Une réforme d’une telle ampleur qui bouleverse les fondamentaux de la république ne peut s’appuyer sur une si courte majorité de surcroît contestée », relevait sur les ondes de CNN Türk Murat Yetkin, directeur du quotidien Hurriyet Daily News.

La « légitimité du vote » en cause

L’étroitesse de la victoire du « oui » attise les polémiques sur les irrégularités du scrutin de la part de l’opposition, le CHP (Parti républicain du peuple, laïque) et le HDP (parti démocratique des peuples, pro-kurde). Le CHP, la principale force de l’opposition, a annoncé qu’il allait demander un nouveau décompte de la moitié des bulletins en dénonçant des « actes illégaux ». La controverse porte sur les bulletins de vote non tamponnés par les scrutateurs présents dans les bureaux.

Quand le décompte a commencé, la Haute Commission électorale (YSK) a fait savoir que les bulletins dépourvus de tampons seraient considérés comme valides, contrairement à ce qui prévalait jusqu’ici. Cette décision, véritable entorse à la pratique habituelle, a été prise « à la demande de représentants de l’AKP », a précisé Sadi Güven, le président de la Haute Commission (YSK). « Plus d’un million et demi de votes douteux ont ainsi été validés », a accusé Erdal Aksunger, un des vice-présidents du parti. «  Celui qui a pris le cheval est déjà parti », a lancé M. Erdogan, laissant entendre, par le biais de ce proverbe populaire, qu’il était trop tard pour contester quoi que ce soit.

Dans le sud-est du pays à majorité kurde et notamment dans les bastions historiques du Parti démocratique des peuples (HDP), le « non » l’emporte sans surprise mais sans éclat avec des scores contrastés, allant selon les provinces de 57,2% à 72,6% des voix.

Le scrutin de dimanche intervient après une série de bouleversements majeurs dont le mouvement kurde ne s’est pas relevé. En deux ans, il a eu à subir l’échec des guérillas urbaines menées par sa branche armée qui s’est prolongé par la destruction ou la mise sous coupe réglée par les forces de sécurité de villes qui lui étaient acquises, des vagues d’arrestations massives au sein de son encadrement, l’emprisonnement du leader du HDP, le très populaire Selahattin Demirtas et la perte de quelque 80 des 102 municipalités kurdes dont il s’était emparé par les urnes au profit d’administrateurs nommés par l’Etat.

Vers un rétablissement de la peine de mort ?

Malgré ce contexte défavorable et une campagne qui n’a pas été menée à armes égales contre le camp du « oui », la carte du « non » dans le sud-est dessine encore un territoire cohérent, à majorité kurde. « La victoire du non dans des régions kurdes montre qu’elles conservent leur identité politique, que nous existons en tant que Kurdes et que le changement constitutionnel n’est pas légitime », estime Osman Baydemir, porte-parole du HDP ancien maire de Diyarbakir, la capitale officieuse des Kurdes de Turquie.

Cependant, le rejet du projet constitutionnel ne se confond pas avec un vote d’adhésion pour le HDP et la persistance d’une enclave kurde hostile au pouvoir ne vaut pas sécession. Au sein même de cette zone et bien que la mesure des irrégularités qui ont entaché le scrutin ne soient pas encore connues, les scores du « non » restent inférieurs à ceux obtenus par le HDP lors des élections de novembre 2015.

Si M. Erdogan gagne, il n’en est pas moins politiquement affaibli y compris sur la scène internationale. La campagne électorale a fortement dégradé les relations entre le président turc et plusieurs dirigeants européens dont la chancelière allemande Angela Merkel qu’il a accusée de « pratiques nazies » pour avoir refusé aux officiels d’Ankara de mener campagne dans son pays. Et il relance le défi.

Face à la foule de ses partisans qui à Istanbul scandait des slogans en faveur de la peine de mort, le président turc, accompagné par sa femme, Emine, a promis de « discuter au plus vite de ce sujet avec le premier ministre [Binali Yildirim] ». « Nous pourrions organiser un référendum », a-t-il lancé. Le retour en vigueur de la peine capitale en Turquie donnerait le coup de grâce au processus d’adhésion à l’Union européenne, déjà plongé dans un coma irréversible.