Alors que trois des principaux candidats à l’élection présidentielle prévoient de recréer une formation militaire obligatoire –Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise), Emmanuel Macron (En Marche !) et Marine Le Pen (Front national)–, les économistes Gilles Bensaïd et Romain Perez, membres du groupe de réflexion transpartisan Jour d’après, publient jeudi 20 avril un rapport sur le service civique et militaire pour tous. Ils y analysent le retour de l’idée d’une forme de conscription dans le débat politique et présentent un projet de « service pour tous » (SPT), qui fusionne les nombreux mécanismes déjà existants. Entretien.

Plus de vingt années après que Jacques Chirac eut mis fin au service national, l’idée d’instaurer un service civique ou militaire obligatoire figure dans les programmes de Jean-Luc Mélenchon, d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, embrassant le spectre entier du paysage politique français. Est-ce un retour en arrière ou la réponse à de nouveaux besoins sociétaux ?

Romain Perez : Les candidats se sont en effet emparés du sujet, mais aucun ne réclame un retour de la conscription sur le modèle d’avant 1996. L’image du service militaire est, en réalité, convoquée sur différents registres : « égalitarisme », « creuset républicain », « patriotisme ». Ce foisonnement de propositions reflète la nécessité de répondre à des besoins réels et différenciés, ainsi que la difficulté d’articuler une vision d’ensemble de ce que pourrait être un service civique et militaire ouvert à tous.

Le rétablissement de la conscription historique ne saurait répondre à ces besoins nouveaux. Les opérations militaires sont devenues beaucoup plus pointues et technologiques et nécessitent la mobilisation d’une armée de métier. Ensuite, la conscription dans son format ancien, et notamment dans ses dernières années, ne parvenait pas à prendre en compte les publics les plus en difficulté et était contournée par les plus diplômés. Elle ne répondait pas au besoin premier des moins de 25 ans, l’insertion professionnelle.

Ainsi, l’élection présidentielle de 2017 atteste d’une évolution du débat public, le rétablissement du service national n’étant clairement plus à l’ordre du jour. Notre société attend d’autres formes de mobilisation pour la jeunesse.

Vous écrivez que les Français sont majoritairement favorables à un service obligatoire. Les jeunes, principaux concernés, sont-ils du même avis ?

Gilles Bensaïd : Sondage après sondage, se confirme l’attachement des Français au principe du service obligatoire. Les experts soulignent cependant, avec la même constance, qu’un service obligatoire ne serait ni faisable, notamment pour des raisons budgétaires, ni opportun. Selon eux, l’obligation créerait du rejet, alors que le volontariat permettrait d’engager davantage la jeunesse.

En réalité, il est simpliste d’opposer obligation et engagement volontaire. Les jeunes qui s’engagent dans le service civique le font souvent par manque d’alternative. A l’inverse, un service obligatoire peut répondre à une aspiration naturelle de la jeunesse, dès lors qu’il est adapté à ses besoins.

Il nous semble ainsi que la formule d’un SPT universel mais modulaire pourrait emporter cette adhésion des jeunes. Dans le cadre de modules volontaires, il apporterait une réponse à la préoccupation qu’ils expriment en matière d’autonomisation financière et d’insertion professionnelle sur un marché du travail qu’ils perçoivent, à juste titre, comme relativement hostile.

François Hollande avait promis un service civique « universel » en 2015, mais la majorité des jeunes qui en font la demande sont rejetés, faute de mission à leur confier. Dès lors, n’est-ce pas paradoxal de vouloir l’imposer à tous ?

Romain Perez : C’est assez paradoxal en effet. L’universalisation de l’accès aux offres de volontariat, et la rationalisation de leur économie, sont des préalables nécessaires à l’ouverture d’un débat transparent et démocratique sur le rétablissement d’une obligation de service. Il ne faut pas précipiter le déploiement de mécanismes tels que le service civique, qui est progressif par nature. Chaque mission de service civique requiert en effet une identification de besoins, et le tissage de liens spécifiques entre les jeunes, l’organisme qui propose la mission et l’Agence du service civique.

A notre sens, il convient de poser le cadre légal et les modalités d’un service civique et militaire pour tous, puis d’en assurer le déploiement – avant d’envisager de le rendre obligatoire. A cet égard, il est essentiel que le futur chef de l’Etat prenne à son compte cette question de l’engagement de la jeunesse. Et que soit poursuivie une montée en puissance du service civique.

Quels sont, selon vous, les besoins de la jeunesse ?

Gilles Bensaïd : Il convient de reconnaître la diversité des situations des moins de 25 ans, qui ont subi de plein fouet la hausse des inégalités. Croit-on réellement qu’un jeune de 20 ans n’ayant pas obtenu un premier niveau de qualification professionnelle et subissant des discriminations à l’embauche en raison de son origine réelle ou supposée a les mêmes besoins qu’un jeune du même âge venant d’intégrer une grande école ?

En 2016, et même si ce chiffre est en baisse, le nombre de jeunes sortant sans qualification du système de formation initiale, avoisinait les 100 000. Ces inégalités de formation, qui s’ajoutent aux inégalités de revenus et de patrimoine, sont essentielles à la compréhension de la divergence des besoins au sein d’une même classe d’âge.

Ainsi, le service pour tous doit permettre de répondre à cette diversité des besoins, et individualiser les parcours sans pour autant renier l’aspiration à vivre ensemble et à partager une expérience de vie commune. D’abord, il faut favoriser le sentiment commun d’appartenance, par-delà les inégalités. Ensuite, réduire les fractures de niveaux de formation entre catégories de jeunes et former un maillon essentiel du dispositif de rattrapage des décrocheurs. Enfin, offrir à tous la possibilité d’une expérience professionnelle valorisante sur les plans humain et professionnel, et reconnue par les employeurs.

Jean-Luc Mélenchon ne chiffre pas son projet d’un service de neuf mois, Emmanuel Macron prévoit entre 1,5 et 2 milliards d’euros par an pour un service obligatoire d’un mois, Marine Le Pen évalue le budget à 3 milliards d’euros pour un service de trois mois. À combien estimez-vous la mise en place d’un service national ?

Romain Perez : Nous évaluons le coût du service pour tous à 4,6 milliards d’euros pour une demi-classe d’âge, et à 9,1 milliards pour une classe d’âge entière. Nos hypothèses de travail sont celles d’un service de douze mois, ouvert aux filles comme aux garçons, donnant lieu au versement d’une rétribution correspondant à celle versée dans le cadre du service civique (513 euros brut mensuels). Nous prévoyons un déploiement du dispositif sur cinq ans.

L’armée d’aujourd’hui, professionnelle, est-elle prête à ces missions d’encadrement de la jeunesse ?

Romain Perez : Les témoignages de gradés que nous avons pu obtenir durant la préparation de cette étude laissent apparaître des avis contrastés. Certains estiment que l’instauration d’une obligation militaire élargie est nécessaire pour la cohésion nationale. D’autres s’inquiètent de voir les capacités opérationnelles des armées amoindries du fait de la mobilisation de ressources pour encadrer la jeunesse. Beaucoup reconnaissent que l’armée de métier doit s’adapter à la lutte contre le terrorisme, ce qui justifie une meilleure intégration des volontaires et de la jeunesse dans son ensemble.

Il reste que l’instauration d’une obligation de service, ou l’élargissement des formules de volontariat militaire, nécessite un accompagnement budgétaire significatif. Nos armées ont beaucoup à gagner à rétablir des liens forts avec la population civile, alors que la professionnalisation les a isolées des forces vives de la nation. Mais ce rapprochement ne saurait affecter leurs efforts de modernisation et de projection, qui doivent se poursuivre.

Vous soulignez dans votre rapport qu’il existe déjà de multiples mécanismes. Faut-il unifier l’ensemble de ces dispositifs ?

Gilles Bensaïd : L’enjeu réside dans une mise en synergie et en cohérence de ces différents dispositifs. Ces mécanismes ont, pour la plupart, été créés en réponse à des problèmes de société qui surgissaient avec l’actualité : création de l’Epide [Etablissement public d’insertion de la défense] suite aux émeutes urbaines de 2005, instauration du service militaire volontaire et de la garde nationale au lendemain des attaques terroristes de 2015…

Ainsi, nous défendons la nécessité d’harmoniser les mécanismes existants autour des principaux enjeux : cohésion sociale, sécurisation du territoire, réponse à des besoins économiques, sociaux et sociétaux et insertion sociale et professionnelle. A travers le SPT, les pouvoirs publics donneront de la lisibilité aux politiques de l’engagement, et valoriseront ainsi l’expérience des participants, en particulier auprès des employeurs. Ils poseront aussi les bases d’une ritualisation nouvelle, faisant du SPT un point de passage, reconnu par la société, de la jeunesse vers le monde du travail.

Quels seraient les freins ?

Romain Perez : Idéologique d’abord, le libéralisme s’accommodant difficilement de projets collectifs tels que le service pour tous. Stratégique ensuite, le pouvoir exécutif redoutant une éventuelle confrontation avec la jeunesse.