L’annonce a fait immédiatement réagir les exploitants de salle. Vendredi 14 avril, la fédération nationale des cinémas français (FNCF) critiquait dans un communiqué le choix du festival de Cannes de placer en compétition officielle deux films produits par la plate-forme de diffusion de films et de séries Netflix (Ojka, de Bong Joon-jo, et The Meyerowitz Stories, de Noah Baumbach). Seront-ils projetés dans les cinémas français ? L’interrogation, soulevée par la FNCF, reste pour l’instant sans réponse et remet en lumière les tensions entre Netflix et les tenants de « l’exception culturelle » française.

Pour Marc-Olivier Sebbag, délégué général de la FNCF, interrogé par Le Monde : « On ne remet pas en cause la qualité artistique des films, mais plutôt leur statut. Pour qu’un long-métrage soit considéré comme une œuvre de cinéma, il faut qu’il sorte en salles. » Une affirmation que nuance Dominique Bougerol, spécialiste du droit des arts et des médias à l’université Paris-III : « Il n’existe pas de définition juridique d’une œuvre cinématographique. Mais dès qu’un film sort en salle avec un visa d’exploitation, un régime spécifique lui sera appliqué. »

Chronologie des médias

Netflix n’a de son côté aucun intérêt à ce que les deux longs-métrages sélectionnés sortent en salle. Si tel était le cas, la firme américaine, qui propose un service de vidéo à la demande (VOD) par abonnement, serait obligée de respecter un délai de trois ans à partir de la première projection pour les mettre en ligne sur sa plate-forme. Une éternité qu’impose la chronologie des médias, pilier du financement de la création cinématographique en France. Caméra d’or à Cannes en 2016 et racheté par Netflix après sa sortie, Divines, de Houda Benyamina, est par exemple visible en VOD dans plus de 190 pays, mais pas en France.

Du point de vue de la FNCF en revanche, toutes les œuvres en compétition à Cannes devraient être d’abord diffusées dans les cinémas pour obtenir le label « œuvre cinématographique », et donc être en droit de concourir. Netflix devrait alors faire patienter ses clients français.

Depuis le début de l’année, des discussions sur la révision de cette chronologie ont cours, sous l’égide du centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Ce dernier refuse de communiquer sur le contenu des négociations, auxquelles ne participe pas Netflix, histoire de ne pas pimenter un débat qui anime depuis longtemps le cinéma français.

Maître de conférences à l’institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel de la Sorbonne, Kira Kitsopanidou précise que la chronologie des médias, au-delà de la question des délais, « organise la répartition des investissements réalisés par chaque plate-forme, c’est-à-dire les salles de cinéma, les chaînes de télévision et les opérateurs comme Netflix ».

Posséder sa « fenêtre d’exclusivité » incite à injecter de l’argent dans la création. Une chronologie plus resserrée pourrait atténuer l’envie de grands opérateurs économiques comme Canal+ d’investir dans la création, d’autant que la chaîne cryptée est concurrencée sur le marché des séries par Netflix, qui, de son côté, ne contribue que très peu au système français et a même fermé son bureau dans l’hexagone en août 2016.

« Netflix ne paye ni sa TVA en France ni la TSA [taxe sur les services de télévision], avance Marc-Olivier Sebbag pour justifier la réaction de la FNCF. En même temps, Netflix veut profiter de tout ce que le système français apporte au Festival de Cannes, via son financement direct mais aussi par la création de très nombreux films. »

Contacté par Le Monde, Netflix assure que l’entreprise règle bien sa TVA en France. La plate-forme américaine confirme également ne pas vouloir s’impliquer dans le « financement classique » du cinéma français. Elle met néanmoins en avant les « nombreux investissements qui font travailler les acteurs locaux dans les pays où Netflix est implanté ».

L’impression de deux poids deux mesures persiste chez les exploitants de salles de cinéma. « Le choix de sélectionner des films produits par Netflix peut leur paraître totalement contradictoire avec l’écosystème dans lequel évolue le Festival de Cannes », note Kira Kitsopanidou.

Pas une affaire de concurrence

Pour autant, l’arrivée de la plate-forme américaine en France il y a presque deux ans n’a pas bouleversé le marché français du cinéma. « Netflix ne diffuse finalement que très peu de films. On ne se pose pas la question en termes de concurrence », assure M. Sebbag. Selon les statistiques de la FNCF, 213 millions de spectateurs se sont rendus au cinéma en 2016 ; soit une augmentation de 3,6 %, qui situe l’exercice à quelques millions d’entrées du record de 2011.

Kira Kitsopanidou explique que l’arrivée de nouveau opérateurs « suscite la cinéphilie » chez le consommateur. « C’est une question de complémentarité plus que de concurrence », poursuit la chercheuse.

Avec un nombre pléthorique de films projetés pour la première fois en 2015 (654), le marché français souffrirait d’une offre trop importante. « Si bien que l’on vit une situation d’asphyxie, analyse Kira Kitsopanidou. Netflix pourrait proposer des films qui ne trouveraient pas leur place dans des salles de cinéma. » Menaçant de bousculer les fondements du système de financement du septième art en France, Netflix pourrait représenter une formidable opportunité économique pour le cinéma hexagonal.