Vue du Panthéon, à Paris, que voisinent les prestigieux lycées Henri-IV et Louis-Le-Grand. | JOEL SAGET / AFP

Chronique. Après deux années en classe prépa littéraire dans un prestigieux lycée parisien, Julia Benarrous questionne, dans une série de chroniques, les idées communément répandues sur ce cursus.

Etre en classe préparatoire littéraire dans le Quartier latin, à Paris, revient à évoluer pendant deux ou trois ans entre Saint-Michel, Luxembourg et Saint-Germain-des-Prés. D’un côté la montagne Sainte-Geneviève, sur laquelle se trouve le Panthéon, cimetière des « grands hommes de la patrie reconnaissante » (je cite le fronton), l’ENS Ulm et Henri-IV… De l’autre, le café de Flore, que fréquentait le couple mythique Sartre-Beauvoir.

Est-ce un hasard si le 5e arrondissement de Paris concentre un tel nombre d’institutions et de personnalités de la vie intellectuelle française ? Ce n’est pas l’opinion de certains professeurs d’hypo et de khâgne qui s’adressent aux élèves du 5e tout au long de l’année. Le chemin glorieux prépa-ENS-Panthéon existe vraiment. Le brave Voltaire lui-même, passé par Louis-le-Grand, résidera au Panthéon jusqu’à la fin des temps, et nul doute que si l’ENS avait existé à son époque, il l’aurait intégrée brillamment.

Les profs de prépa aiment bien nous dire que nous sommes des dinosaures, dans le sens le plus noble du terme. Nous serions les derniers élèves encore curieux, avides d’un savoir désintéressé, ayant choisi la difficulté pour l’amour de l’art, au sein d’une institution plus que centenaire ayant fait ses preuves — notamment à travers quelques stars des littéraires : Marcel Proust à Condorcet, Jean-Paul Sartre à Louis-Le- Grand, et j’en passe. Ça finit par atteindre sérieusement les neurones : pendant mes premières semaines d’hypokhâgne, je m’imaginais mettre mes pas dans ceux d’un illustre prédécesseur à chaque fois que je me rendais aux toilettes.

Ces fantômes littéraires qui nous hantent

Il faut dire que l’apparence séculaire du lieu (du point de vue de l’architecture comme de l’hygiène) entretenait une certaine ambiguïté. Ces fantômes littéraires du passé nous hantent, en tant qu’élèves de prépa littéraire du XXIe siècle. Et particulièrement dans les prépas dites « cotées », celles qui ont hébergé des grandes figures, on trouve une sorte de sous-culture khâgneuse qui aime à se complaire dans cette tradition d’élite. Comme si le prestige de ces khâgneux ayant franchi le Rubicon de l’entrée à l’ENS allait rejaillir sur nous si nous imitions leurs looks vestimentaires (petites lunettes rondes en métal et chemise/pull à col V, pour les moins originaux) ou si nous entretenions un lien entre chaque génération par le système parrain/bizut : un khâgne, aguerri, sage et plein d’une expérience profitable, prend en charge un hypokhâgne toute l’année, lui passant des fiches… ou, plus trivialement, l’invitant à boire rue Descartes après sa semaine de concours blancs.

Toutefois, à l’ère des réseaux sociaux, on constate la progression d’un esprit khâgneux national qui se développe sur Facebook, après avoir pris forme sur Tumblr et Twitter. Vous trouverez d’ailleurs à la fin de ce billet les liens des sites que je consultais à l’époque, pour procrastiner au lieu d’avancer sur mes trente pages de vocabulaire d’anglais hebdomadaires.

Parler d’un esprit khâgneux national, c’est abattre les frontières de la dite élite parisienne et rassembler à travers des mèmes (images virales sur Internet dont le contenu est transformé progressivement par les internautes) l’ensemble de la communauté khâgneuse de France, autour de l’expérience commune de la prépa, pas nécessairement celle de la prépa d’élite mais celle qu’on connaît tous : le stress des colles, les week-ends de révision préconcours blancs, les nuits écourtées à cause d’une organisation désastreuse, etc. La culture Internet a contribué à démocratiser cette expérience. La plupart des khâgneux, qu’ils visent vraiment l’ENS ou non, se délectent de ces blagues potaches sans distinction.

Un horizon professionnel élargi

Tandis que l’esprit khagneux est de moins en moins cantonné au fief germanopratin (oui, oui, c’est l’adjectif dérivé de Saint-Germain-des-Prés, tout comme il existe l’adjectif magnoludovicien, dérivé de Louis-le-Grand), l’horizon professionnel des élèves de prépa s’est lui aussi considérablement élargi.

Comptant près de 13 000 élèves, hypokhâgne et khâgne forment des jeunes gens qui ne se destinent pas tous à une carrière d’enseignant-chercheur à l’université. Cursus toujours à part, les classes prépa ne sont plus si rares : les effectifs des CPGE scientifiques, économiques et littéraires sont passés de 21 000 élèves en 1960 à 86 000 en 2015. Et si le Panthéon des khâgneux compte toujours nombre d’ex-prépa brillants, les élèves d’aujourd’hui ne rêvent pas forcément d’y être un jour inhumés.

L’esprit prépa sur Internet

Les pages Facebook ont supplanté les Tumblr l’an dernier, et certains de ceux postés ci-dessous ne sont plus actifs, même si leur contenu reste d’actualité. n’hésitez pas à poster vos propres recommandations dans les commentaires de cet article.

http://dieuafaitprepa.tumblr.com/

http ://ave-caesar- morituri-te- salutant.tumblr.com/

http://iletaitunefoisenprepa.tumblr.com/(encore actif !)

https ://www.facebook.com/memesHenriIV/(la page Facebook des mèmes d’Henri-IV)

https ://www.facebook.com/memesmagnoludoviciens/(la page Facebook des mèmes de Louis-le-Grand)

https ://www.facebook.com/memescondo/(la page Facebook des mèmes de Condorcet)

(Rendez-vous mardi 9 mai pour une nouvelle chronique.)