Ambiance gueule de bois sur le serveur Discord Insoumis au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle. Le compteur de connexions s’affole, dépasse les 1 000, 2 000, bientôt 3 000 utilisateurs en ligne : en allumant leur PC ou en arrivant au travail, des sympathisants et militants de Jean-Luc Mélenchon se connectent à cette salle de tchat devenue indissociable de la campagne du candidat de La France insoumise.

L’atmosphère est celle d’un gigantesque café du commerce virtuel. Les habitués côtoient les petits nouveaux, venus un peu par hasard débriefer la soirée de la veille et confronter leurs incertitudes.

En début de matinée, l’heure est encore aux accusations. « Hamon le traître ! » ou « Il nous a manqué les 2 % de Poutou » reviennent beaucoup. D’autres se lancent dans des calculs alambiqués : « Si seuls les gens qui sont dans la vie active et qui sont initiés à Internet avaient voté, Jean-Luc Mélenchon serait président », analyse un certain Pulse. Quelques-uns, qui y croient encore un peu, notent que les résultats affichés sur le site du ministère de l’intérieur ne tiennent compte « que » de 97 % des bulletins dépouillés à cette heure.

D’autres enfin croient possible l’invalidation du scrutin. Une liste de supposées irrégularités circule. Faute de source, certains sont dubitatifs. D’autres n’hésitent pas à exhorter leurs condisciples à écrire à Jean-Luc Mélenchon pour le convaincre de saisir le Conseil constitutionnel. Le tout est parfois saupoudré d’un peu de complotisme : « Ce qui me dérange, c’est que les résultats des sondages sont parfaits », s’étonne Kim Jong-nils.

Futurs abstentionnistes et agents infiltrés

Mais pour la grande majorité de ces « insoumis », l’heure n’est plus au diagnostic. Déjà, la discussion du forum « 1er tour » dérive sur l’organisation du second. La veille, leur champion a refusé de donner des consignes de vote pour le duel Macron-Le Pen à venir, préférant appeler sa base « à se prononcer ».

Alors comme sur Twitter (où le hashtag #SansMoiLe7Mai arrive en tête des sujets les plus populaires, utilisé aussi bien par les futurs abstentionnistes que par ceux qui veulent les en dissuader), le débat fait rage sur Discord.

Leur profil : des étudiants, rarement des militants de terrain, s’engageant parfois pour la première fois

Idem sur le forum « 18-25 » de jeuxvideo.com, autre haut lieu du militantisme en ligne pour les camps de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon : une poignée déclare la main sur le cœur s’apprêter à voter Front national pour bousculer le jeu politique. Mais si les fondateurs du Discord sont des transfuges de jeuxvideo.com, l’ambiance là-bas est bien différente. Les appels à voter pour l’extrême droite sont systématiquement moqués, identifiés par les vétérans du Discord comme étant le fait d’agents « infiltrés ».

En revanche, le débat sur savoir s’il faut voter pour Macron (« pour qu’on puisse se regarder dans un miroir », défend Daequin), blanc ou s’abstenir (« Macron n’a pas besoin de nos voix pour être élu, n’allez pas vous compromettre », exhorte Lucie) n’est pas réglé.

Les arguments et contre-arguments fusent, des compromis et des solutions sont évoqués. En début d’après-midi, les administrateurs y vont même de leur position officielle :

« L’ensemble des soutiens à la campagne de Jean-Luc Mélenchon (jlm2017.fr) devront bientôt s’exprimer concernant le scrutin du 7 mai prochain (…). Pour tout cela nous devons rester soudés et nous vous demandons de ne pas donner de consigne de vote pour le 2nd tour, ne nous divisons pas à cause d’un choix impossible et commençons dès maintenant à trouver le moyen de construire un Avenir en commun. »

En attendant, plusieurs proposent, comme le suggérait le candidat du Nouveau Parti anticapitaliste, Philippe Poutou, dès dimanche soir, d’aller défiler contre Le Pen à défaut d’aller voter Macron.

L’initiative prise dans cette salle de tchat se traduira-t-elle en acte sur le terrain ? Ce serait une nouvelle étape pour ce groupe de militants en ligne, dont l’un des cofondateurs confiait au Monde début avril qu’il s’agissait rarement de militants de terrain, la plupart, souvent des étudiants, s’engageant même pour la première fois à l’occasion de cette campagne. Leur terrain de jeu, c’est avant tout la lutte numérique.

Un arsenal militant

Lancé en décembre par une poignée de transfuges du forum jeuxvideo.com, le Discord Insoumis, s’il n’est pas officiellement lié à l’équipe de Jean-Luc Mélenchon, est devenu ces derniers mois un élément clé de la campagne du candidat de La France insoumise.

Si la majorité des habitués du serveur Discord sont avant tout là pour discuter et relayer la communication du mouvement, une minorité très motivée (« un noyau de 100 à 200 personnes », d’après l’un de ses administrateurs), constituée en bonne partie de jeunes sympathisants, lui donne corps en développant tout un arsenal militant à l’usage des « insoumis ».

On voit ainsi passer sur le serveur Discord, entre deux annonces officielles, des appels à contribution pour prêter main-forte sur divers projets. C’est ainsi qu’au début du mois, le serveur Discord a publié son projet le plus médiatique, le jeu vidéo Fiscal Kombat.

Mais d’autres ont vu le jour, comme le site laec.fr, une version interactive du programme du candidat. Ou encore melenchonouimais.fr, destiné à donner, clé en main, des arguments pour convaincre les citoyens hésitant à voter pour le candidat de La France insoumise. Il faut citer la banque de mèmes melenshack.fr, ou encore la plate-forme d’appel Mélenphone, qui « ludifie » le processus de démarchage téléphonique des militants.

Plus récemment, les développeurs bénévoles du Discord ont aussi mis en ligne le Holochon, une application smartphone en forme de clin d’œil permettant de faire apparaître, en réalité augmentée, un pseudo-hologramme de Jean-Luc Mélenchon chez soi. Au lendemain de la défaite du candidat au premier tour de l’élection présidentielle, c’est le projet de création d’un journal qui agitait les « insoumis » connectés.

Redoutable caisse de résonance

Mais malgré ces projets utiles au candidat et parfois même amusants, cette forme de militantisme, si elle a probablement été bénéfique (bien qu’insuffisamment) au candidat, revêt parfois un caractère plus inquiétant.

C’est un classique du militantisme en ligne : guetter le propos contradictoire sur les réseaux sociaux, ou l’article contrariant dans un média en ligne, avant d’aller chercher en renfort ses coreligionnaires pour aller défendre, en groupe, ses idées ou son candidat. Avec la redoutable caisse de résonance qu’offre le groupe Discord et ses quasiment 20 000 « insoumis » qui s’y connectent au moins une fois par semaine, la tentative d’évangélisation prend parfois des allures d’exécution publique.

« Un rouleau compresseur mis en œuvre par les activistes et divers trolls »

Quelques jours avant le scrutin, l’auteur de bande dessinée Joann Sfar en a fait l’amère expérience. Le 13 avril, celui-ci publie sur Facebook un long billet où il explique s’inquiéter de certains points du programme de celui qui était au départ son candidat.

Sur le serveur Discord, la réaction ne se fait pas attendre : un utilisateur donne le lien de la tribune et appelle ses camarades à aller expliquer au dessinateur en quoi il se trompe. Aussitôt, la tempête commence. Le 20 avril, Joann Sfar écrivait ainsi dans une tribune publiée dans Le Monde avoir « vu débarquer sur Facebook, Instagram et Twitter des centaines de pseudos dont je n’avais jamais entendu parler et qui venaient me “désintoxiquer” ». Sur ses différents comptes, personnels ou liés à ses œuvres, « des articles et des argumentaires tous semblables ont été publiés ».

Jeu Troll

Une publication partagée par Joann Sfar (@joannsfar) le

Il évoque des « attaques concertées » et un « rouleau compresseur mis en œuvre par les activistes et divers trolls » qui l’ont « rendu incapable de répondre individuellement à tous ceux qui auraient souhaité avoir avec [lui] une discussion apaisée ». Des méthodes qui, selon lui, ont pour effet l’autocensure : « Personne n’a envie de vivre ce genre de truc. Même s’ils ne le diront jamais publiquement, je sais que la plupart des dessinateurs politiques y réfléchissent à deux fois avant de dire un seul mot sur Mélenchon. »

Si ces attaques verbales concertées, immédiates, voire étouffantes ne sont pas spécifiques aux militants de Jean-Luc Mélenchon, elles acquièrent, grâce à la résonance sans précédent qu’offre le Discord Insoumis et ses milliers d’utilisateurs rompus aux techniques des réseaux sociaux, une dimension considérable.

Continuer à peser

S’il est trop tôt pour connaître l’effet du résultat du premier tour sur la fréquentation du serveur Discord Insoumis, lundi matin, ils étaient 3 000 connectés simultanément, contre 250 sur le serveur de La Taverne des patriotes, proche du Front national, ou à peine une dizaine, dans le meilleur des cas, sur celui d’autres candidats.

Ceux-là ne sont d’ailleurs probablement même pas au courant que de minuscules communautés de militants se fédèrent, en ligne, derrière leur candidature. Jean-Luc Mélenchon, si. Celui qui ne manquait pas, avant le premier tour, d’évoquer le serveur Discord dans ses vidéos, avait même reconnu dans la dernière ligne droite de sa campagne que s’il était élu, « ce sera[it] aussi grâce [à eux] ».

Reste à savoir si, au lendemain de sa défaite à la présidentielle, et malgré les risques de division à l’approche d’un second tour qui ne met personne d’accord, cette impressionnante et parfois inquiétante multitude saura continuer à porter les idées de l’ex-candidat.