L’oxycodone fait partie des opioïdes les plus consommés. UIG via Getty Images | UIG via Getty Images

Des histoires tragiques comme celle de Roger D. Winemiller, un fermier de l’Ohio, les Américains en entendent quotidiennement. Ce sexagénaire divorcé a récemment raconté à la « une » du New York Times les ravages de la consommation d’opioïdes sur ses proches. Deux de ses trois enfants sont morts ces derniers mois d’une overdose. Le dernier, Robert T., ­consommateur régulier de produits antidouleur, d’héroïne et de méthamphétamine, est en cure de désintoxication.

Le drame de cette famille illustre dans toute sa brutalité un phénomène désormais ancré dans la culture américaine. L’addiction aux opioïdes prescrits par des médecins, repérée dès 2011 comme un grave problème de santé publique par les autorités sanitaires du pays, ne cesse de s’amplifier. Les chiffres sont vertigineux, les comparaisons parlantes. En 2015, 15 000 personnes sont mortes à la suite d’une overdose de ces produits, selon les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), soit quasiment la moitié des décès dus aux surdoses d’opioïdes en général (33 091) et près d’un tiers de l’ensemble des morts par overdose de drogues (50 000 personnes). La même année, les accidents de la route ont fait 38 000 morts et, au plus fort de l’épidémie de sida, en 1995, 43 000 personnes avaient succombé.

207 millions d’ordonnances en 2013

Entre 1999 et 2015, 183 000 personnes n’ont pas survécu à des surdoses d’opiacés prescrits. En quinze ans, les chiffres annuels ont été multipliés par quatre. Une donnée à corréler à celle des ventes de ces produits, qui ont également quadruplé sur la même période. Selon une étude de l’Institut national sur l’abus de drogues, près de 207 millions d’ordonnances pour des antidouleurs ont été délivrées en 2013, contre 76 millions près de vingt ans plus tôt, sans que les études démontrent des avancées dans le traitement de la douleur.

Une explosion en partie portée par le lobbying « agressif » des entreprises pharmaceutiques, expliquait l’étude. En décembre 2016, un journal local de Virginie-Occidentale – l’un des Etats américains les plus touchés par l’épidémie –, le Charleston Gazette-Mail, révélait qu’au cours des six années précédentes, les fabricants de médicaments avaient livré 780 millions de pilules dans l’Etat, soit 433 par habitant.

Selon le numéro d’avril des Annales de la chirurgie, aux Etats-Unis, un adulte sur 25 prend régulièrement des opioïdes obtenus sur ordonnance, ce qui en fait le plus gros pays consommateur à travers le monde. Chaque jour, 1 000 personnes sont traitées dans les services d’urgence pour une mauvaise utilisation de ces médicaments, principalement l’oxycodone, la méthadone et l’hydrocodone. Un quart des personnes à qui sont prescrits des ­antidouleurs pour des pathologies autres que le cancer deviennent dépendantes, selon une étude des CDC de décembre 2016.

Les recherches montrent aussi un passage ­récurrent de la consommation d’antidouleurs à l’héroïne, lorsque les personnes dépendantes ne peuvent plus se procurer légalement d’opioïdes, faute de pouvoir renouveler leurs ordonnances délivrées pour une douleur chronique ou à la suite d’une opération chirurgicale. Le nombre de morts par overdose d’héroïne ou d’opioïde de synthèse connaît donc aussi un pic depuis 2009. Les études chiffrées sont encore rares, mais il ­apparaît également qu’une catégorie de personnes dépendantes, notamment les plus jeunes, utilisent directement les opioïdes à des fins ­récréatives, en se servant dans la pharmacie familiale. Le médicament est alors « sniffé » ou injecté afin d’en démultiplier les effets.

L’Amérique profonde, blanche, rurale

La littérature, les séries télévisées, la presse relatent abondamment l’étendue de ce fléau, qui ­affecterait au total 2 millions d’Américains. Des responsables politiques ont témoigné de décès de proches dus à ces addictions. Contrairement à l’épidémie de crack qui, dans les années 1980, ravageait les banlieues pauvres et majoritairement noires des villes américaines, le phénomène actuel affecte l’Amérique profonde, blanche, rurale, à l’image des agriculteurs de l’Ohio. Les morts par overdose touchent en effet principalement les personnes âgées de 25 à 54 ans, la population blanche non hispanique, les ­Amérindiens et les tribus d’Alaska. Si les hommes ont été davantage touchés, l’écart avec les femmes se réduit.

Dans une étude de 2015 qui a fait date, les chercheurs Anne Case et Angus Deaton, économistes à l’université de Princeton (New Jersey), ­notaient que l’espérance de vie des Blancs avait diminué depuis 1998, une évolution à rebours de l’histoire qu’ils attribuaient en partie à une mauvaise utilisation des antidouleurs, aux suicides et aux cirrhoses, les « morts de désespoir ». Entre 1999 et 2015, les personnes âgées de 25 ans à 29 ans ont vu leur taux de mortalité passer de 145,7 pour 100 000 à 266,2 pour 100 000, tandis que celui des 40-44 ans a bondi de 332,2 à 471,4 pour 100 000.

Des kits de Naloxone, médicament qui sert à ranimer les personnes en état de surdose, sera distribué aux équipes de premiers secours et les pharmacies aux Etats-Unis. YANA PASKOVA/NYT-REDUX-REA | YANA PASKOVA/NYT-REDUX-REA

Et, confirmaient les chercheurs, « contrairement aux périodes précédentes, les overdoses ne sont plus concentrées sur la minorité [afro-américaine]. En 1999, la mortalité liée aux surdoses pour les 45-54 ans était de 10,2 pour 100 000 supérieure chez les Noirs ; en 2013, elle était de 8,4 pour 100 000 supérieure chez les Blancs ». La disparité raciale ­serait due à un accès plus aisé des populations blanches aux prescriptions d’opioïdes.

Ces caractéristiques ont des conséquences ­majeures. Parce qu’elles sont désormais enclines à considérer ce phénomène comme un problème de santé publique plus que comme un comportement délinquant et répréhensible, les autorités politiques et sanitaires du pays ainsi qu’une partie de la communauté médicale s’y sont attelées ces dernières années.

A sa manière, emphatique, le président Donald Trump a promis d’« éradiquer » le fléau, sans pour autant détailler les mesures et le budget ­nécessaires. Le 28 mars, il a confié à une équipe, ­notamment composée de son gendre et ­conseiller Jared Kushner, le soin de rédiger un énième rapport sur l’ampleur des dégâts et les moyens de les endiguer. La littérature scientifique abonde déjà de données et de propositions ; le chirurgien général (surgeon general) de Barack Obama avait remis en novembre 2016 un rapport de 400 pages sur les addictions à l’alcool et aux drogues, dans lequel il suggérait notamment à la société de considérer désormais les ­addictions comme des « maladies chroniques ».

Les risques d’addiction connus mais minimisés ?

Mais au-delà des déclarations, les mesures se multiplient sur le plan réglementaire, judiciaire, politique ou médical. Ainsi, le 28 mars, la sénatrice du Missouri Claire McCaskill a ­annoncé avoir lancé une enquête auprès de cinq compagnies pharmaceutiques fabriquant des opioïdes afin de déterminer si elles ont ­contribué à la dépendance des Américains à ces produits en connaissance de cause. Elle cherche à savoir si Purdue Pharma, Janssen Pharmaceuticals Inc., Insys, Mylan et Depomed ont mené des études indépendantes sur les risques d’addiction et souhaite analyser les campagnes de marketing que ces firmes ont menées auprès des médecins et des patients.

Illustration d’initiatives tous azimuts, une plainte en justice a été déposée en février contre quelques-unes de ces entreprises devant la Cour suprême de l’Etat de New York par plusieurs comtés frappés par l’épidémie d’overdoses. D’autres localités de Virginie-Occidentale ont fait de même en mars à l’encontre de distributeurs, afin de pointer leur responsabilité dans la crise sanitaire actuelle. Les plaintes s’appuient sur le raisonnement qui a présidé aux attaques en justice contre les manufactures de tabac il y a vingt ans : l’hypothèse que les entreprises connaissaient les risques d’addiction mais les ont minimisés dans leur communication.

Déjà poursuivie il y a une dizaine d’années, Purdue était parvenue à un ­accord, en 2007, acceptant de payer près de 20 millions de dollars à chacun des 26 Etats qui avaient porté plainte contre ses incitations à ­surprescrire son produit phare, l’OxyContin.

« Depuis les années 1990, les praticiens ont été incités par les entreprises pharmaceutiques, ­appuyées par d’éminents médecins, à prescrire de manière agressive des antidouleurs puissants, explique Andrew Kolodny, un médecin spécialiste des opioïdes, cofondateur et directeur de l’association Physicians for Responsible Opioid Prescribing (PROP). Le discours était bien rodé : on nous disait que l’on sous-traitait la douleur, que l’on manquait de compassion, que les risques de dépendance étaient exagérés, que ceux qui ­devenaient dépendants étaient en fait des drogués… »

Mettant en garde contre le développement de ce phénomène en Europe et en Asie, M. Kolodny pointe aussi la responsabilité des agences fédérales telles que la Food and Drug Administration (FDA) qui, selon lui, « n’ont pas joué leur rôle de régulateur ».

L’« urgence » décrétée en Virginie

Aujourd’hui, un changement de culture semble émerger. En novembre 2016, la Virginie a qualifié d’« urgence » la lutte contre l’épidémie. Cette prise en compte s’est accompagnée de mesures parmi lesquelles la mise à disposition élargie de la naloxone, un médicament qui permet de ­réveiller une personne en état de surdose. Les équipes de premiers secours devraient à terme disposer de ce produit, les médecins devraient avoir davantage de latitude pour les prescrire et les pharmacies disposer de stocks suffisants.

Une initiative du même type a été annoncée par le maire de New York, Bill de Blasio, en mars. Il ­envisage de consacrer 38 millions de dollars par an au financement des traitements destinés aux ­personnes dépendantes, de faciliter l’accès à la ­buprénorphine, utilisée dans le traitement de substitution aux opiacés, de généraliser la distribution de naloxone aux 23 000 officiers de police et de rendre le produit accessible en pharmacie, même sans ordonnance. Certaines infirmeries d’établissements scolaires sont aussi sur le point de s’équiper.

Dans le Massachusetts, une nouvelle loi prévoit que les premières prescriptions pour les personnes âgées de plus de 18 ans soient limitées à sept jours. Cette mesure est censée limiter la consommation d’opioïdes chez les patients eux-mêmes, mais également dans leur entourage, ­utilisateur des « surplus ». Certains médecins incitent désormais les patients à jeter les cachets inutilisés ou à les rapporter à la pharmacie.

Contrôle des fausses ordonnances

Ailleurs, les prescriptions électroniques se mettent peu à peu en place, encouragées par les autorités dès le début des années 2010. Là encore, il s’agit de mieux contrôler la consommation des patients en les empêchant d’obtenir des antidouleurs auprès de plusieurs médecins simultanément. Ce dispositif a été mis en œuvre dans l’Etat de New York en 2016 et, en quelques mois, la moitié des médecins l’ont utilisé, selon un article paru dans les Annales de chirurgie d’avril, qui en rappelle les bienfaits en termes de dosage et de ­contrôle sur de fausses ordonnances. « Nous, les chirurgiens, sommes responsables de prescriptions excessives d’opioïdes, qui alimentent la dépendance et les morts par overdose, y écrit Atul Gawande, chirurgien et chercheur en santé publique à Boston. Nous devons changer cela et nous ­savons maintenant comment le faire. »

Les chirurgiens préconisent désormais l’emploi d’antidouleurs autres que les opioïdes ou le recours à des alternatives thérapeutiques comme la relaxation, la thérapie physique. Ils conseillent d’indiquer aux patients que le « zéro douleur » n’existe pas. Ils sont aussi invités à ­vérifier que le patient n’a pas reçu de traitement d’un autre médecin. En cas de prescription d’opioïdes, il leur est conseillé de donner « la dose minimale », une injonction qui se heurte néanmoins à une absence de recherches sur le traitement de douleurs spécifiques et aux ­demandes des patients.

Les autorités accompagnent le mouvement. En 2014, la Drug Enforcement Administration (DEA) a durci les consignes, interdisant la délivrance de médicaments sur un simple coup de téléphone du praticien et obligeant les patients à revoir un médecin pour obtenir une nouvelle ­ordonnance. En 2016, les CDC ont actualisé un guide pour une utilisation raisonnée des opioïdes. Le rapport adresse douze recommandations à la communauté médicale, mettant en avant les alternatives à ces antidouleurs, la nécessité de mieux évaluer les dosages et les besoins afin de limiter la consommation, y compris dans la ­durée (trois à cinq jours). Les CDC incitent même les médecins à prescrire de la Naloxone en cas de risques potentiels de surdose.

Fin mars, la FDA a ­publié de nouvelles règles pour que les avertissements sur les boîtes d’antidouleur soient renforcés, notamment les risques d’addiction. Au même moment, la DEA a annoncé la baisse de 25 % de la production des antidouleurs les plus ­utilisés, tels que l’oxycodone, l’hydromorphone, la codéine et le fentanyl, mettant en avant un ­fléchissement de la demande.

Marché noir ou héroïne

« On constate en effet un arrêt de la hausse des prescriptions d’opioïdes depuis 2013, confirme M. Kolodny, mais la baisse est très légère. En ­revanche, les overdoses liées à ces produits ne baissent pas pour l’instant. Lorsque les médecins prescrivent des médicaments sur une courte ­période, certains patients se tournent vers le marché noir ou vers l’héroïne, bon marché. » Selon lui, les conditions pour une inversion réelle de la situation supposent de limiter encore les prescriptions, mais aussi un meilleur traitement des personnes déjà dépendantes. « L’abstinence ne marche pas ; les gens doivent être aidés, notamment en recevant des produits de substitution ou en ayant accès à des centres de traitement. Il faut pour cela un investissement fédéral massif. »

En février 2016, Barack Obama avait proposé d’y consacrer un milliard de dollars dans le budget 2017. Une mesure restée lettre morte. Or les ­besoins persistent, d’autant que les inégalités territoriales accroissent le problème : les populations des zones rurales rencontrent des difficultés pour se procurer ces substituts ou accéder aux centres de soins, même si, selon l’administration chargée de la santé mentale et des addictions, le nombre de médecins autorisés à délivrer de la buprénorphine (36 000 aujourd’hui) a plus que doublé depuis 2011.

La réforme de santé envisagée par la nouvelle administration et les conclusions qu’elle tirera du rapport attendu en octobre donneront des ­indications sur la volonté politique de s’attaquer sérieusement à cette catastrophe sanitaire.