L’image frappe d’emblée : quatre chirurgiennes, masquées, s’apprêtent à manier le bistouri. Elles sont penchées au-dessus d’une table d’opération dans une ambiance bleutée. En contre-plongée, le patient que l’on devine allongé sur le billard.

Cette couverture du célèbre hebdomadaire américain The New Yorker, intitulée « Operating Theatre », a été imaginée par la graphiste française Malika Favre. En quelques semaines, elle est devenue un symbole de ralliement pour de nombreuses chirurgiennes, d’abord aux Etats-Unis puis dans d’autres pays du monde, à mesure que les selfies et les hashtags qui l’accompagnaient – notamment #IlookLikeASurgeon (« je ressemble à un chirurgien ») – ont essaimé.

Le but de cette campagne spontanée était de déconstruire les clichés et d’exposer la féminisation d’une profession encore trop souvent considérée comme « un métier d’homme ». Autrement dit, de rappeler à tout le monde que les femmes dans le milieu médical ne sont pas forcément des infirmières.

Rendre hommage et « remettre en cause » les clichés

La « une » du magazine, publiée le 3 avril, a inspiré Susan Pitt, une chirurgienne endocrinologue basée dans le Wisconsin. Elle reproduit l’image de la couverture en se photographiant avec trois de ses collègues et met au défi d’autres chirurgiennes pour qu’elles fassent de même.

« Mon but était de mettre en avant la diversité, la beauté de ces femmes qui pratiquent cet art tous les jours », explique Susan Pitt au Monde :

« J’ai initié ce mouvement pour montrer au monde entier que les femmes chirurgiennes existent, et pas seulement sur une couverture du “New Yorker”. J’ai été très surprise par l’ampleur du mouvement : plus de 35 pays sur tous les continents ont répondu. »

L’initiative a été relayée au Koweït, en Arabie saoudite, à Mexico, au Canada ou en Australie.

Le hashtag #IlookLikeASurgeon n’est pas une nouveauté en soi. Il a été créé en 2015 par une chirurgienne de Caroline du Nord, Heather Logghe, d’abord pour mettre en lumière les problèmes auxquels sont confrontées les chirurgiennes aux Etats-Unis, où elles représentent 19 % de la profession et gagnent 40 000 dollars par an de moins que leurs confrères.

Près de deux ans plus tard, Susan Pitt a repris le hashtag, en l’associant au sien, #NyerOrCoverChallenge, spécifiquement adressé aux femmes qui reproduisent la couverture du New Yorker. Pour elle, ils sont complémentaires et, surtout, tendent vers le même objectif : « Remettre en cause le cliché selon lequel tous les chirurgiens sont des hommes blancs. »

« C’est une réaction fantastique et émouvante », s’est réjouie la graphiste Malika Favre, qui a voulu, avec son dessin, faire passer un message positif et non « un coup de gueulante » :

« J’ai voulu illustrer une situation que chacun a déjà connue pour favoriser l’identification. L’inspiration est venue d’une opération que j’ai subie lorsque j’étais enfant. C’est une chirurgienne qui m’a prise en charge. J’ai voulu rendre un hommage aux femmes chirurgiennes. »

La chirurgie : un « bastion masculin »

S’il est essentiellement anglo-saxon, le mouvement numérique est arrivé, quoique timidement, jusqu’en France, notamment par le biais du compte de l’UFR Santé d’Angers.

Les revendications qui entourent le hashtag devraient pourtant aussi résonner en France, où la chirurgie reste, comme aux Etats-Unis, un bastion masculin. Selon le rapport du conseil national de l’Ordre des médecins de 2012, le taux de féminisation y est de 23 % sur 23 477 pratiquants. Si la médecine en général se féminise, la chirurgie résiste à la tendance.

Pour la chercheuse Emmanuelle Zolezio, ce déséquilibre s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, la perspective d’une vie de sacerdoce exigé par le métier, qui décourage bon nombre d’étudiantes. D’autre part, la condescendance du milieu envers les femmes, qui se manifeste par des « plaisanteries grivoises, misogynes et sexistes qui contribuent efficacement à l’éviction des femmes, qui préfèrent se tourner vers d’autres spécialités ».

« Elles sont discréditées d’avance quant à leurs capacités physiques et jugées émotionnellement trop fragiles pour tenir dans un métier difficile. Spontanément tenues à l’écart, elles doivent lutter pour s’imposer. »

Les statistiques et les mises en gardes ne découragent, heureusement, pas toutes les étudiantes en médecine à franchir le pas. Fériel Ferchichi, étudiante en cinquième année de médecine, actuellement en chirurgie pédiatrique à l’hôpital Pellegrin, à Bordeaux, se décrit comme « chirurgienne dans l’âme ».

Elle ne nie pas les comportements machistes, ni l’humour sexiste, mais nuance le tableau en plaçant le curseur non pas entre hommes et femmes, mais entre médecins tout court. Elle ne nie pas non plus les conditions de travail extrêmes, qui sont les mêmes aussi bien pour les hommes que pour les femmes, que l’on dépasse par passion, la détermination et le savoir-faire.

Fériel Ferchichi vise le service de chirurgie qui compte le moins de femmes en France : l’orthopédie, où 96 % des spécialistes sont des hommes. Elle n’a pas peur des statistiques, ni de la misogynie éventuelle. Sa meilleure arme sera la compétence, et celle-ci n’a pas de sexe. Elle a bien sûr soutenu l’initiative #IlookLikeASurgeon en partageant la couverture du New Yorker sur son compte Instagram.