Marine Le Pen, à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), le soir du premier tour,  dimanche 23 avril. | LAURENCE GEAI POUR LE MONDE

Quand les visages de Jacques Chirac et de Jean-Marie Le Pen se sont affichés à la télévision, à 20 heures, au soir du 21 avril 2002, la stupeur et l’effroi ont saisi les habitants de la cité des Cosmonautes, en Seine-Saint-Denis. Comme des millions de Français, personne, dans ce quartier populaire de Saint-Denis, n’imaginait que le candidat du Front national puisse arriver au second tour de l’élection présidentielle. « Il y avait une grande émotion autour du bureau de vote, les gens étaient très choqués », se souvient Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences politiques qui travaille sur cette cité depuis des années et dont il a tiré un livre avec Céline Braconnier, La Démocratie de l’abstention.

Au second tour, la participation dans ce bureau de vote a bondi de dix points, donnant à Jacques Chirac plus de 87 % des voix, une gageure dans ce quartier très à gauche.

Même décor, quinze ans plus tard. La fille du chef historique du Front national (FN), Marine Le Pen, est qualifiée pour le second tour face à Emmanuel Macron. Mais cette fois-ci, nul émoi dans la cité, ni agitation dans le bureau de vote, où Jean-Luc Mélenchon est arrivé largement en tête. « En y retournant j’ai été très surpris, raconte Jean-Yves Dormagen. Il n’y a plus la peur du FN qu’il y avait quinze ans plus tôt, où il faisait l’objet d’un rejet radical. La méfiance persiste, d’autant qu’il y a beaucoup d’électeurs d’origine étrangère, mais il y a beaucoup de passivité vis-à-vis du FN. Les gens se disent “est-ce que ce serait vraiment pire ?” »

L’absence de réaction des électeurs de cette cité face à la présence de Marine Le Pen au second tour est à l’image du reste de la France. Loin de la mobilisation immédiate de 2002 au lendemain du premier tour, de nombreux électeurs se disent tentés par l’abstention ou le vote blanc le 7 mai. Que s’est-il passé en quinze ans pour expliquer un tel retournement ?

La première différence tient à l’effet de surprise. Il était total en 2002. Le « coup de tonnerre » du 21 avril, comme l’avait qualifié Lionel Jospin, le candidat du Parti socialiste, sèchement éliminé, avait servi de détonateur pour mobiliser les foules dans la rue, puis dans les urnes.

Il en va tout autrement en 2017. Annoncée depuis des mois dans les sondages, la présence de Marine Le Pen au second tour a été « intégrée » par les Français. S’il y a eu une surprise, elle est venue de son score, un peu moins important que prévu (21,4 %) malgré un record historique en nombre de voix (7,64 millions).

« On s’est progressivement habitué à un FN très haut »

Le résultat est perçu comme la suite logique de l’implantation croissante du FN dans le paysage politique depuis des années. En quinze ans, les Français ont assisté à la victoire du parti à différentes élections, comme lors des européennes en 2014, où il était arrivé en tête, ou au premier tour des régionales de 2015, où il avait dominé dans six des treize régions. « On s’est progressivement habitué, dans la vie politique française, à un FN très haut », résume Bruno Cautrès, chercheur au centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof).

Il y a quinze ans, les plus jeunes s’étaient mobilisés massivement contre le FN. Ceux d’aujourd’hui ont grandi avec lui. Les moins de 32 ans n’étaient pas en âge de voter le 21 avril 2002. En quinze ans, le FN est devenu le premier parti chez les jeunes qui votent, jusqu’à ce que Jean-Luc Mélenchon ravisse cette place au premier tour de la présidentielle, le 23 avril, en remportant 31 % des voix chez les 18-24 ans, devant Marine Le Pen (20 %) et Emmanuel Macron (18 %), selon une enquête Ipsos-Sopra Steria.

L’image du FN a elle aussi changé. Jean-Marie Le Pen incarnait un FN sulfureux, affichant son antisémitisme, regrettant l’Algérie française et Vichy. Marine Le Pen a pris ses distances avec les provocations du père, et conduit, au fil du temps, une campagne de dédiabolisation du parti. Si elle a provoqué un scandale en déclarant, début avril, que « la France n’était pas responsable du Vel’d’Hiv », rappelant la véritable nature du FN, elle s’efforce la plupart du temps d’offrir le visage souriant de « La France apaisée », comme l’affichait son slogan au début de la campagne présidentielle.

« Les fondamentaux d’hier sont ceux d’aujourd’hui : la préférence nationale, le discours anti-immigration, antieuropéen… Mais il y a eu un changement relatif de tonalité », souligne Bruno Cautrès. Signe de la normalisation du FN, Emmanuel Macron a accepté de débattre avec Marine Le Pen à la télévision le 3 mai dans l’entre-deux-tours, alors que Jacques Chirac avait refusé de se livrer au même exercice face à son rival, en 2002.

La gauche trop divisée pour opposer un front commun

La faiblesse de la mobilisation contre le FN aujourd’hui s’explique également par l’état de la gauche au lendemain du premier tour. Laminée, elle est aussi trop divisée pour opposer un front commun à l’extrême droite. « On a deux gauches irréconciliables, remarque Nicolas Lebourg, chercheur associé au Cepel. En 1934, les sociaux-démocrates et les radicaux de gauche faisaient front ensemble contre le fascisme. Mais aujourd’hui, la gauche est en lambeaux. Le 49.3 et la loi travail ont créé des clivages trop importants. La gauche n’est plus en mesure d’opposer ce front commun. »

Plusieurs responsables politiques refusent de donner une orientation pour le deuxième tour. Contrairement à 2002, où il avait appelé à faire barrage au FN, Jean-Luc Mélenchon a refusé jusqu’à présent, à titre personnel, de donner une consigne aux 19,58 % d’électeurs qui ont voté pour lui, renvoyant cette décision à une consultation de ses soutiens, qui a débuté mardi 25 avril.

« Sa position peut encourager l’abstention, observe l’historien Christophe de Voogd, membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol). Ce qui est sûr, c’est que cela ne va pas donner le feu sacré pour aller voter contre Le Pen»

La victoire de Macron perçue comme acquise

De nombreux électeurs sont d’autant plus tentés de s’abstenir qu’ils pensent acquise la victoire d’Emmanuel Macron. « Personne ne s’attend à ce que Marine Le Pen soit élue vu les sondages et les soutiens annoncés au candidat, remarque Jean-Yves Dormagen. Les gens raisonnent dans ce cadre et se disent “pourquoi donner ma voix à Macron puisqu’il n’en a pas besoin et que je combats sa politique ?” »

De plus en plus d’électeurs mélenchonistes revendiquent le fait qu’ils s’abstiendront ou voteront blanc au second tour, renvoyant Emmanuel Macron et Marine Le Pen dos à dos. Dans l’appel à témoignages lancé par Le Monde.fr auprès des électeurs de M. Mélenchon, J., 63 ans, compositeur en Bourgogne, est catégorique : « Ni dictature fasciste ni dictature financière. Ce vote du deuxième tour ne me concerne pas, car la finance tue autant de monde que les fascistes. »

La crise financière de 2008 et ses conséquences sont passées par là. Et « dans une partie de la gauche, l’ancien ministre de l’économie est perçu comme comptable des promesses trahies par François Hollande. Pour ces électeurs, il est le Monsieur Ubérisation de l’économie », analyse Bruno Cautrès.

« Macron leur fait peur »

A Saint-Denis, dans la cité des Cosmonautes, la candidate du FN n’est plus, non plus, la seule à faire figure de repoussoir. « Macron leur fait peur, explique Jean-Yves Dormagen. Beaucoup de ménages sont à 100 euros près. La suppression de l’APL [aide au logement] ou d’autres aides sociales les ferait basculer dans la pauvreté. Or, Macron est perçu comme le candidat des riches – de ce point de vue, son dîner à La Rotonde est une catastrophe. »

Dans la cité, « les gens sont peu politisés, mais ils craignent le Macron banquier et libéral, poursuit le chercheur. Une aide-soignante l’appelle “Macron les grandes dents”. Alors que vis-à-vis de Le Pen c’est paradoxal : il y a à la fois une méfiance, et une sympathie parce qu’elle s’affiche comme celle qui défend les petits. »

La candidate du Front national espère capitaliser sur cette abstention. « Marine Le Pen sait qu’avec certaines de ses positions, comme la sortie de l’euro, elle n’arrivera pas à rassembler tous les Français. Donc, au-delà des appels du pied à droite comme à gauche, elle vise surtout à démobiliser ses adversaires pour qu’ils n’aillent pas voter », explique Christophe de Voogd. Pour cet historien des idées politiques, Marine Le Pen « a une vraie stratégie de deuxième tour, qu’elle réalise très bien. Et plus il y a d’abstention, mieux ce sera pour elle, car son électorat est très mobilisé et la colère anti-élites est importante dans le pays ». « C’est le véritable enjeu du second tour », prévient Jean-Yves Dormagen.