Ce sont des appels à l’abstention qui tombent mal pour les autorités algériennes. En l’espace de quelques jours, plusieurs youtubeurs ont posté des vidéos appelant sans détour à boycotter les élections législatives du jeudi 4 mai, sur lesquelles le pouvoir compte pourtant pour renforcer sa légitimité.

Postée le 27 avril, celle de DZ Joker, un youtubeur de 26 ans connu depuis 2011, a remporté le plus grand succès avec 3,3 millions de vues. Intitulée « Mansotich », littéralement « je ne sauterai pas », jeu de mots avec « Manvotich » (« je ne voterai pas »), elle s’adresse aux Algériens et au pouvoir.

Les habits des maux algériens

DZ Joker, filmé avec en fond le Monument des martyrs à Alger, y interroge en préambule : « Pourquoi veux-tu entendre ma voix seulement à l’approche des élections ? », avant d’endosser les différents habits des maux algériens.

Dans l’eau, au milieu des débris d’un bateau qui a fait naufrage, il se met dans la peau d’un harraga, ces jeunes qui tentent de gagner l’Europe par la mer, et demande pardon à sa mère.

Allongé sur un lit d’hôpital, il s’en prend au pouvoir : « Au lieu de nous bâtir un hôpital, tu as préféré bâtir une mosquée à 200 milliards [de dinars] », en référence à la Grande Mosquée d’Alger, projet pharaonique en cours d’achèvement. « Tu dis qu’il y a déjà un hôpital ? C’est pour cela que le maître de la maison court à l’aéroport dès qu’il se sent mal ? »

DZjoker MANSOTICH مانسوطيش

En jeune supporteur de foot, il s’en prend à l’état déplorable de l’éducation : « L’école est gratuite, mais le niveau est bas. La preuve : leurs enfants étudient là-bas. »

Les situations de détresse se succèdent : un sans abri attend un logement depuis 2001, un handicapé en fauteuil déplore sa maigre pension mensuelle, un jeune en prison pointe cette justice « qui accable les pauvres gens », un père de famille n’arrive pas à faire son marché avec son maigre salaire.

En quelques saynètes, avec poésie et émotion, DZ Joker dénonce la pauvreté, les abus de pouvoir, la corruption. « Je ne comprends rien à ton Parlement, ni qui y fait quoi ! Tu veux me voir partir, mais c’est ici que je veux vivre. Je dois parler même s’ils veulent m’en empêcher. Le plus important est que ce soir je dormirai en paix », conclut-il.

Tribu des « merdéputés »

Dans un tout autre style, Anes Tina adresse un message aux parlementaires algériens. Sa vidéo, postée le 26 avril, est un pastiche hilarant de la version arabe du film Le Message sur la vie du prophète de l’islam réalisé en 1976 par Moustapha Akkad et que les chaînes de télévision du monde arabe diffusent régulièrement à la veille de l’Aïd.

L’usage de la langue arabe classique par des acteurs vêtus d’accoutrements censés remonter à l’ère du Prophète pour évoquer des situations actuelles en Algérie rend le tout particulièrement comique.

La vidéo commence par montrer le porte-parole de la « tribu du peuple » en colère qui lance : « Il ne nous reste qu’une solution. Ecrivons le message (…) Message d’Anas Ibn Tina porte-parole et chargé de l’info de la tribu du peuple au vicieux, dissolu, malfaisant, impudent, hypocrite, le maudit et débauché… émir de la tribu des Khalarmaniyine ». « Khalarmaniyine » est un mot-valise qui mixe les mots « merde » et « parlementaires », ce qui en français pourrait donner la tribu des « merdéputés ».

Anes Tina El Rissala رسالة إلى البرلمانيين

Le message annonce au nom de tous les dieux dont celui de la « brosse » (sous-entendu à reluire) que la tribu du peuple boycottera la « campagne électorale » des « merdéputés », « n’achètera pas leur produit » et ne « se mariera pas avec eux ».

Le porte-parole de la tribu du peuple demande à son secrétaire si le message a été envoyé, lequel lui répond : « Patience, les connexions de Koraiche [la tribu dont est issu le Prophète] est lente. » Une référence cocasse à la lenteur du débit d’Internet en Algérie, objet de blagues infinies dans le pays.

Dans une autre scène, Ibn Tina découvre que l’émir de la tribu du peuple a accepté de l’argent du chef de la tribu des « merdéputés », il le gifle et rend l’argent en déclamant : « On ne nous achète pas. On ne vous a pas vus depuis cinq ans. Où étaient vos cadeaux durant ces années ? »

Le « merdéputé » répond que la situation est « différente » cette fois : « Vous êtes entourée par Rome et la Perse qui menacent. Il faut participer à la construction du pays. » Allusion directe au discours officiel qui met en avant la situation dangereuse en Libye et dans les autres pays voisins pour appeler au calme social.

L’offre du représentant des « merdéputés » devient alléchante : elle passe de 1 000 chameaux à 100 000 puis à un milliard. Ibn Tina est troublé. Un de ses partisans lui dit de ne pas céder. « Vous le paierez cher, peuple qui ne vaut pas cher », lance le « merdéputé » qui dit qu’ils ne les défendront plus jamais et que rien ne les lie. La vidéo s’approche des 2,5 millions de vues.

Les « brosseurs » à reluire

Le petit film le plus subversif s’intitule « La Takon Chiyatan », « ne sois pas un brosseur » (brosse à reluire). Parodie d’un film de zombies, il montre dans une ambiance à la Mad Max le président Bouteflika qui « a accaparé le pouvoir » et ceux qui lui font de la lèche, les « brosseurs » (« chiyatine »). Toutes les personnalités politiques y passent : le premier ministre Abdelmalek Sellal ; le chef du parti islamiste MSP Abderrezak Makri ; le chef du parti MPA, Amara Benyounes ; la cheffe du Parti des travailleurs, Louisa Hanoune ; le chef du parti au pouvoir, le Rassemblement national démocratique, Ahmed Ouyahia ; et enfin le patron de la chaîne TV Ennahar et du journal du même nom, Anis Rahmani.

لا تكن شياتا 2

Le film présente cette meute de « chiyatine » derrière la voiture du président, les seuls à s’intéresser à un rendez-vous électoral. La voix off déclare : « Aucune personne sage n’accorde de l’intérêt à l’élection sauf les brosseurs qui sentent leur maître dans l’air, ils courent derrière lui comme des bêtes dans le Sahara pour un peu d’eau. Les jours noirs arrivent. Ce sont des créatures viles qui font de la lèche à leur maître et qui halètent derrière lui. Qui se marchent dessus… alors que leur maître, comme d’habitude, les jettera au premier virage comme des sacs d’ordures. Mais les brosseurs sont sans foi, ils se relèveront et courront à nouveau derrière leur maître. Regarde-les, ne sont-ils pas la lie de l’humanité… Ne soit pas un brosseur, meurs en essayant de ne pas être un brosseur ! ».

Kamal Labiad, l’auteur, intervient directement à la fin de la vidéo pour demander aux Algériens de ne pas aller voter « et de ne pas donner de légitimité à des gens qui trahissent le pays ». Le film a été vu plus de 150 000 fois.