L’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) estime que 9,5 millions de tonnes de plastique y sont déversées tous les ans. | Carlos Jasso / REUTERS

Kjell Inge Rokke n’est pas seulement un des hommes les plus riches de Norvège − sa fortune s’élève à presque 1,8 milliard d’euros −, il est aussi, comme l’a dit un journaliste qui a écrit sa biographie, « le premier chef d’entreprise à avoir importé le capitalisme agressif à l’américaine » dans le pays.

Né dans une petite ville de pêcheurs, parti de son pays d’origine sans diplôme à cause d’une dyslexie, il a travaillé dans les ports de Seattle avant de revenir et bâtir son empire. Aker Solutions opère surtout dans le pétrole et le gaz, le transport maritime et le forage offshore. Une histoire de self made man devenu milliardaire flamboyant, comme les aime le capitalisme, auquel s’est ajouté un nouveau chapitre cette semaine.

Dans un entretien au quotidien norvégien Aftenposten, le 2 mai, Kjell Inge Rokke a annoncé qu’il allait « rendre à la société la majeure partie de ce que j’ai gagné ». Autrement dit, qu’il allait, comme d’autres PDG de multinationales, mettre « la majeure partie » de sa fortune au service d’un objectif philanthropique. Dans son cas, c’est la pollution des océans, et en particulier la présence de plastique. L’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) estime que 9,5 millions de tonnes de plastique y sont déversées tous les ans.

Sous-marins, drones et plastique fondu

Le milliardaire n’a pas dit précisément ce qu’il considère être « la majeure partie » de sa fortune, ni comment il compte l’utiliser, ni à qui il compte la donner. Le premier étage de son projet philanthropique, présenté à Aftenposten et illustré par une vidéo, sera la construction d’un navire de 181 mètres pour effectuer des recherches et des opérations de nettoyage sur les océans.

On apprend dans l’interview que le navire, qui serait opérationnel en 2020, pourra :

  • transporter un équipage d’une trentaine de personnes, ainsi que 60 chercheurs et des laboratoires ;
  • récolter des données de l’atmosphère jusqu’à 6 000 mètres de profondeur ;
  • déployer des mini-sous-marins, des drones aériens et sous-marins ;
  • enlever et faire fondre jusqu’à 5 tonnes de plastique par jour ;
  • être loué par des particuliers en tant que yacht de luxe lorsqu’il ne sera pas en mission.

« Le bateau sera une plate-forme pour faire avancer les recherches scientifiques et ce que l’on sait, a déclaré Kjell Inge Rokke. Les scientifiques et les chercheurs d’autres disciplines impliqués pourront, avec un peu de chances, trouver des solutions et faire avancer les choses. »

A la tête de ce projet est l’ONG WWF (World Wide Fund for Nature, Fonds mondial pour la nature), avec qui M. Rokke a déjà travaillé par le passé, et à qui il a donné une totale liberté pour opérer. La responsable de la branche norvégienne, Nina Jensen, a reconnu qu’il y avait « un gouffre » entre la position de l’ONG et celle du milliardaire concernant, par exemple, le forage pétrolier. « Et nous continuerons à défier son point de vue quand nous ne serons pas d’accord », promet-elle, avant d’ajouter :

« Mais sur ce projet, nous travaillerons collectivement pour essayer de faire avancer les choses dans la bataille environnementale. »

Kjell Inge Rokke en 2012. | Norsk Telegrambyra AS / REUTERS

L’annonce très médiatique de Kjell Inge Rokke est dans la lignée de cette « nouvelle forme de philanthropie » qu’Antoine Vaccaro, président du Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie (Cerphi), décrit comme « portée par des acteurs plus jeunes, souvent issus de la Silicon Valley et dont les méthodes s’inspirent du monde de l’entreprise ».

Il ne s’agit plus de donner des millions et de passer à autres choses, mais d’investir dans des projets, de faire des promesses concrètes et d’attendre des retours dans les délais impartis. D’introduire les codes de l’entreprise moderne dans la philanthropie.

Dans une moindre mesure, Kjell Inge Rokke agit comme Mark Zuckerberg, qui avait annoncé la création d’une organisation caritative pour l’enfance, au statut hybride à mi-chemin entre la fondation et l’entreprise, qui sera à terme (mais personne ne sait quand) dotée de 99 % des actions de Facebook détenues par le couple Zuckerberg, une somme estimée aujourd’hui à 42 milliards d’euros.

Comme le résume Antoine Vaccaro :

« Pour ces nouveaux philanthropes, tout commence par un appel à projets, étudié par les experts, des priorités sont posées, un calendrier, des impératifs, des exigences de résultats et des outils de “reporting”. »