Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, et la première ministre britannique, Theresa May, le 26 avril à Downing Street. | JUSTIN TALLIS / AFP

L’ampleur du gouffre qui sépare la fermeté des vingt-sept pays de l’Union européenne (UE) sur le Brexit de la vision idyllique que cherche à en donner Londres est patente depuis des semaines. Masqué par le débat très insulaire qui prévaut au Royaume-Uni, il apparaît au grand jour depuis la recension, dimanche 30 avril dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), du dîner qui a réuni quatre jours plus tôt à Downing Street Theresa May, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, et le négociateur en chef de l’UE, Michel Barnier.

Sur la photo, la première ministre britannique et M. Juncker se faisaient la bise et le communiqué britannique officiel saluait « une rencontre constructive ». Nettement moins diplomatique est le récit du journal allemand qui cite des sources anonymes à la Commission. A la consternation de M. Juncker, Mme May aurait affirmé que le Royaume-Uni ne devait pas un penny à l’UE alors que Bruxelles présente (pour « solde de tout compte » au titre de ses engagements dans le budget communautaire) une facture de 60 milliards d’euros. « L’UE n’est pas un club de golf », aurait répliqué le président de la Commission.

« Affirmations irréalistes »

La première ministre aurait aussi insisté pour mener de front la procédure de divorce et la négociation d’un accord commercial, ce que Bruxelles juge irréaliste. A Theresa May qui aurait appelé, comme à son habitude, à « transformer le Brexit en succès », M. Juncker aurait répondu que « le Brexit ne peut pas être un succès ». « Je quitte Downing Street dix fois plus pessimiste que je ne l’étais », aurait-il ajouté, reprochant à Mme May de vivre dans « une autre galaxie ».

L’affaire nourrit les « unes » des journaux britanniques. « May indignée par les sales tours de l’UE », a titré mardi l’europhobe Daily Express tandis que l’Evening Standard, désormais dirigé par George Osborne, ancien ministre des finances pro-européen remercié en 2016 par Mme May, assure que l’épisode démontre « à quel point les affirmations sur la prétendue influence britannique étaient irréalistes ». Quant au chef de l’opposition travailliste, Jeremy Corbyn, il a estimé peu judicieux d’entamer des négociations aussi capitales « en prenant les gens pour des crétins ».

L’affaire paraît embarrassante pour Theresa May, qui a programmé des élections législatives anticipées le 8 juin en mettant en avant sa compétence pour négocier le Brexit. La première ministre a tenté de retourner l’épisode à son avantage : il montre, selon elle, que « les négociations vont être parfois dures » et qu’il convient de donner le plus fort mandat électoral possible à un leader « fort et stable » comme elle.

Côté bruxellois, la fuite calculée au FAZ avait probablement pour but de souder encore davantage l’étonnante unité des 27 capitales européennes (sans Londres) qui s’est manifestée samedi 29 avril, lors d’un sommet dans la capitale belge. Il n’a fallu que quelques minutes aux gouvernements « continentaux » pour valider une position commune, très ferme, dans la future négociation du divorce avec Londres.

Inquiétude

Mais il y a davantage : selon plusieurs sources diplomatiques concordantes, Jean-Claude Juncker et Michel Barnier auraient été sincèrement stupéfaits du « déni » manifesté par Mme May lors du dîner. Ils pensaient pourtant avoir réussi, ces derniers mois, à faire passer quelques messages essentiels à Londres : le Brexit aura un coût, et reprendre « le contrôle » de la migration et se soustraire aux décisions de la Cour de justice de l’UE exclura d’office le Royaume-Uni du marché commun.

Les Européens sont inquiets, ils redoutent de ne pas réussir à se mettre d’accord avec Londres d’ici à mars 2019, date butoir pour les négociations du divorce. Ces dernières risquent de dérailler si Mme May ne saisit pas qu’elle ne peut pas se contenter de négocier avec un seul homme (M. Juncker) ou une seule femme, aussi puissante soit elle (Mme Merkel). Mais qu’elle doit composer avec 27 gouvernements souverains, qui ont tous pour l’instant choisi de mettre leurs intérêts à court terme de côté pour privilégier l’intégrité de l’UE.

Mardi soir, le Financial Times affirmait que, sur pression de Paris et de Berlin, l’UE s’apprêtait à réclamer jusqu’à 100 milliards d’euros à Londres pour sa sortie de l’UE. De son côté, le quotidien britannique The Daily Telegraph insistait sur les liens supposés entre l’Allemand Martin Selmayr, chef de cabinet de M. Juncker présent lors du fameux dîner, considéré comme l’auteur des fuites au FAZ, et le gouvernement allemand. La négociation n’a pas encore commencé mais l’atmosphère entre Londres et Bruxelles est déjà difficilement respirable.