Des manifestants rassemblés à l’occasion du Forum économique mondial, le 3 mai. | ROGAN WARD / REUTERS

LETTRE DE JOHANNESBURG

Annuler ? Ne pas annuler ? Pendant plusieurs semaines, et « jusqu’au dernier moment », selon une source interne, les dirigeants du Forum économique mondial – le World Economic Forum (WEF) –, se sont rongé les ongles, hésitant à maintenir la tenue de la manifestation dans sa version consacrée à l’Afrique, organisée du mercredi 3 au vendredi 5 mai à Durban, sur la côte sud-africaine de l’océan Indien.

L’Afrique du Sud n’est pas un pays à feu et à sang. En dehors des requins qui y rôdent, les plages de Durban sont magnifiques. Un centre de conférence pouvant accueillir, avec ses différentes ailes, jusqu’à 10 000 délégués, n’attend que les participants à un tel événement. Seulement, la nation sud-africaine, phare pâlissant du continent, est en crise. Et cette crise, en résumé, tourne autour de la personnalité de son président, Jacob Zuma. Accusé de corruption à une échelle inédite, ce dernier a fait se lever contre lui un mouvement de contestation. Des manifestations pour l’appeler à la démission ont jeté dans la rue, ces dernières semaines, des opposants de tout bord, mais ont également mis en évidence une scission grandissante au sein de son parti, l’ANC (Congrès national africain).

Le climat politique sud-africain, en ce début d’automne frisquet, est de plus en plus chaud. Le 1er mai, les alliés de Jacob Zuma au sein de l’ANC qui tentaient d’y prendre la parole ont été hués lors des grands rassemblements organisés pour la Fête du travail. Il y a même eu des bagarres entre pro et anti-Zuma. Le vice-président, Cyril Ramaphosa (anti-Zuma), s’est déplacé dans le Kwazulu-Natal : après son départ, un responsable local du parti a été assassiné dans des circonstances nébuleuses. Rien de tout cela n’est de bon augure pour une manifestation comme le WEF.

Triste ironie

Le Forum est le plus prestigieux des nombreux sommets qui se tiennent sur le continent. Là se discutent les grandes orientations de la transformation de l’Afrique. Le thème de cette année, « la croissance partagée », pouvait sembler d’une triste ironie, compte tenu du fait que la croissance sud-africaine est, justement, en panne. Mais là n’était pas la question. Trois sources bien informées sur les processus de décision du forum attestent que ses responsables ont envisagé l’annulation de leur manifestation, ayant conscience de se jeter dans un double piège. Soit le sommet se déroulait bien, et il allait faire figure d’acte de soutien à un « président isolé », Jacob Zuma, et qui « ne reflète en rien les valeurs qu’on [au WEF] essaie de promouvoir pour le changement du continent », affirme une de ces sources. Soit, inversement, la situation dégénérait, et cela faisait encore plus peur aux organisateurs.

La hantise, c’est l’expérience récente en Argentine. Début avril, une édition du Forum économique mondial pour l’Amérique latine se tenait à Buenos Aires, et coïncidait avec une journée de grève générale, le 6, contre la politique de rigueur du président Mauricio Macri. Les participants du Forum s’étaient réunis dans une ville morte, bloquée par les manifestants en train d’affronter la police. Certains des contestataires, réunis à l’appel des syndicats, étaient venus crier leur colère tout près de l’hôtel où se tenait la manifestation, avec le président Macri en invité d’honneur.

Allait-on voir se reproduire le même scénario en Afrique du Sud ? « La peur, c’était de voir des manifestations anti-Zuma organisées à Durban et que tout cela tourne mal », confirme l’une de ces sources. Or, parmi les syndicats sud-africains, où se trouvent une partie des opposants à Jacob Zuma, on a évité le choc devant les caméras. Sizwe Pamla, porte-parole de la Cosatu (centrale syndicale), ne cache pas son absence d’intérêt pour le WEF : « Nous sommes exaspérés par cette collusion entre le grand business et les responsables politiques, comme on en voit dans ce genre de conférence à parlote inutile. Nous, c’est le cri des pauvres, le cri des travailleurs que nous écoutons. » Mais en attendant, « la grande crise qui frappe le monde entier, celle des inégalités », il évite d’appeler les membres de son syndicat au blocage de Durban.

Le président sud-africain Jacob Zuma, le 3 mai à Durban. | ROGAN WARD / REUTERS

Restait la dimension politique locale, la plus complexe, la plus piégée peut-être. Le WEF, lorsqu’il a lieu en Afrique du Sud, se tient habituellement au Cap. La ville, grande destination touristique, est aussi la capitale de l’opposition, contrôlée par l’Alliance démocratique (DA), qui en a fait sa vitrine. Selon une source proche du pouvoir sud-africain, il avait été exigé, lors de la préparation, que le forum se tienne cette fois à Durban, dans la région du Kwazulu-Natal, dont est originaire le président Zuma. « Il a été dit aux organisateurs, en substance : C’est terminé. Vous n’allez pas donner cette victoire à la DA. Il n’est pas question que le WEF se tienne au Cap, point final. »

Le Forum économique mondial « est engagé de manière très ferme dans une démarche neutre et impartiale, libérée de toute dimension politique ou partisane, touchant aux intérêts nationaux, dans l’intention claire de créer une plate-forme pour le dialogue ouvert entre tous les acteurs concernés. » Au-delà de la langue de bois propre à ce type de manifestation, cette profession de foi du WEF insiste donc sur le fait que le forum, autant que faire se peut, s’efforce de rester neutre. Et de participer à l’élan d’une Afrique en marche, riche de ses transformations.

Or, dans le gouvernement de Jacob Zuma, on promeut justement, ces derniers temps, une « transformation économique radicale » – c’est l’expression en vigueur –, aux contours encore incertains, mais qui pourrait mener à la nationalisation du secteur bancaire, minier, et des terres agricoles, saisies à leurs propriétaires (majoritairement blancs) et redistribuées sans compensation. Un merveilleux thème de débat.