Quelles leçons tirer du débat qui a opposé, mercredi 3 mai, Marine Le Pen et Emmanuel Macron ? Quel peut être son impact sur le scrutin de dimanche ? Les journalistes auraient-ils dû intervenir davantage ? Nicolas Chapuis, chef du service politique du Monde a répondu à vos questions.

Luc : Le principal problème du débat d’hier ne vient-il pas du fait que les deux journalistes n’avaient pas le droit d’intervenir ?

thch1 : Les journalistes sont-ils formés pour avoir la compétence et le courage de remettre à leurs places toutes les personnes diffusant de fausses informations ou rumeurs ? N’est-ce pas l’essence même de leur métier ?

Nicolas Chapuis : Vous êtes nombreux à poser des questions sur le rôle des journalistes lors du débat hier. Ne devaient-ils pas davantage intervenir, fallait-il qu’ils vérifient les approximations des candidats, etc. ?

A la décharge de mes collègues, l’exercice était très compliqué. En l’occurrence, ils ont moins un rôle de « journaliste » que d’« animateur » du débat. Ils sont un peu condamnés à passer les plats. Pour respecter une stricte égalité entre les deux, ils ne doivent pas donner l’impression de contredire davantage tel ou tel candidat, de créer un déséquilibre en faveur de l’un ou l’autre… Dès lors, leur liberté est très limitée.

Mais, pour prendre un peu de hauteur, il faut rappeler qu’aucun journaliste n’a jamais réussi à « s’imposer » réellement dans un débat présidentiel. Ce n’est à vrai dire pas le rôle qu’on leur demande. Les candidats emmènent le débat là où bon leur semble, c’est à leur contradicteur de ne pas se laisser embarquer.

Mais l’agressivité inhabituelle du débat hier a peut-être mis en lumière, plus que d’habitude, l’incapacité des deux à tenir les échanges.

Noel : Va-t-il y avoir un nouveau sondage avant l’élection de dimanche ? Le débat d’hier peut-il avoir eu un impact sur les prises de position de ceux qui veulent s’abstenir ou voter blanc ?

Nicolas Chapuis : Il y aura certainement beaucoup de sondages d’ici vendredi minuit (date limite pour leur publication). Mais Le Monde ne publiera pas de nouvelle vague avec le Cevipof. La dernière a été diffusée hier.

Nephal : Comme beaucoup, j’ai suivi le débat à la télévision mais aussi sur le live du « Monde » pour avoir la vérification des Décodeurs sur les propos des candidats. Cependant, je suis très étonné que ces vérifications ne soient pas faites sur les chaînes diffusant le débat en direct. Comment, en 2017, et compte tenu de la tendance aux fausses informations, des chaînes majeures peuvent-elles laisser des candidats dire des approximations (au mieux) et tromper les Français sans rétablir la vérité ? A quoi servent les journalistes politiques à part être « arbitres » ? Merci aux Décodeurs pour les précisions d’hier soir !

Nicolas Chapuis : Le débat d’hier, par le niveau d’intox atteint - Marine Le Pen en porte la plus grande part de responsabilité - est inédit. De fait, il s’est autant déroulé sur le plateau que sur les réseaux sociaux et les sites d’information qui pratiquent la vérification des déclarations, dont LeMonde.fr.

Cela pose nécessairement la question de ce format de débat, extrêmement codifié depuis des décennies, qui paraît obsolète. Mais il faut avoir en tête que ce sont les candidats qui ont la main sur les règles de cet exercice, puisque ce sont eux qui, in fine, acceptent d’y participer ou non. Quel candidat acceptera qu’on vérifie ses propos en direct à trois jours d’un second tour (et donc que l’on pointe sur le plateau ses erreurs, voire ses mensonges) ? Je n’en connais pas beaucoup.

Noel : Le débat d’hier peut-il avoir une réelle influence sur le vote de dimanche, ou croyez-vous que les gens avaient déjà une opinion tranchée ? Peut-il avoir un impact sur les gens qui comptaient s’abstenir ou voter blanc ?

Nicolas Chapuis : L’impact réel du débat est toujours difficile à mesurer. Le dernier sondage du Cevipof (paru mercredi) montre que l’immense majorité des électeurs des deux camps ont arrêté leur choix. En revanche, certains électeurs indécis (sur le fait de s’abstenir ou non) peuvent être influencés par la prestation de l’un ou de l’autre. Il faut dire que, de ce point de vue, ce débat est différent des autres. Le choix délibéré de Mme Le Pen de noyer le débat sous une série d’intox et de formules agressives a rendu la discussion impossible. Les électeurs indécis lui en tiendront-ils rigueur ? Nous le verrons dans les urnes dimanche.

Mams : Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il été jugé moins convaincant sur les questions de sécurité et de terrorisme ?

Nicolas Chapuis : Si Emmanuel Macron a semblé dominer la partie sur l’économie et sur l’euro (en pointant notamment les erreurs factuelles de son adversaire), il est apparu plus en retrait sur la question du terrorisme. Après un début difficile, Marine Le Pen a davantage mené la discussion dans cette partie du débat et a acculé M. Macron avec des questions sur ses liens supposés avec l’Union des organisations islamiques de France. Si, là encore, la candidate d’extrême droite a usé de différentes intox, le candidat d’En marche ! a eu plus de mal à s’en dépêtrer que sur l’économie, où il a affiché une maîtrise supérieure des dossiers.

Péache : J’ai beaucoup de mal à comprendre quelle était la stratégie de Marine Le Pen hier soir. Elle apparaissait plus en candidate à la place de première opposante qu’à celle de présidente de la République. Etait-ce délibéré, afin de peser sur la recomposition du paysage politique post-élection et intégrant déjà sa défaite ?

Nicolas Chapuis : En effet, je vous rejoins sur cette analyse. Marine Le Pen a souvent donné l’impression que son principal objectif n’était pas d’emporter ce débat, d’apparaître comme « présidentiable », mais plutôt de se positionner comme la future cheffe de l’opposition. Elle a planté un certain nombre de banderilles, elle a instillé le doute sur certaines mesures de son adversaire, comme si elle souhaitait préempter ces critiques dans les mois à venir, face à la droite. C’est l’impression étrange qui reste de ce débat : un non-échange entre deux candidats qui ne visaient pas le même but et ne respectaient pas les mêmes règles.

Alfred : Au vu du désastre, ce débat était-il vraiment nécessaire ? Chirac avait refusé le débat avec Jean-Marie Le Pen, Macron n’aurait-il pas dû en faire autant ?

Nicolas Chapuis : A dire vrai, M. Macron n’avait pas tellement le choix. Qu’aurait-on dit s’il avait refusé ce débat ? Il serait passé pour un couard face à Marine Le Pen. La situation était bien différente en 2002. Il s’agissait du père Le Pen, condamné pour ses propos sur les fours crématoires, marqué du sceau de l’extrême droite la plus infréquentable. Marine Le Pen, en ce sens, a réussi en partie son opération de dédiabolisation : il aurait semblé incompréhensible dans l’opinion que M. Macron refuse ce débat. En revanche, à l’avenir, certains candidats pourront peut-être s’appuyer sur ce débat pour justifier un refus de débattre avec l’extrême droite.

Maxime : Pensez-vous que le niveau intellectuel misérable de ce débat soit symptomatique d’un certain mal-être de notre démocratie ? Autrement dit, le débat de fond est-il désormais secondaire à la forme pour aider les Français à se décider ?

Nicolas Chapuis : Le débat a été impossible sur le fond, en effet. Il est, d’une certaine façon, à l’image de la campagne. Je n’irai pas jusqu’à en tirer une réflexion générale sur l’ensemble de la démocratie. Mais il est certain que cette élection hors norme, qui rebute nombre de Français, va laisser des traces très importantes. Le temps du bilan viendra. Pour l’instant, nous sommes encore dans le processus électoral.

Noux : Bonjour, comment expliquez-vous le niveau d’impréparation de MLP (fouillis de notes, imprécisions, fuite en avant, ton goguenard) ? Au-delà de la personnalité, n’est-ce pas le reflet d’une réelle impréparation à gouverner ? Si oui, les électeurs frontistes ou sympathisants ne vont-ils pas se détourner d’elle et s’abstenir ? Trois questions, désolé, mais elles sont liées ! Merci !

Nicolas Chapuis : Sur les questions économiques, Marine Le Pen est apparue en effet très brouillonne. Sa confusion, d’entrée de jeu, sur les différents dossiers industriels a été un coup dur pour elle. Elle a immédiatement perdu la bataille de la crédibilité. Mais, d’une certaine façon, elle a aussi donné l’impression de ne pas vraiment la livrer, voire de s’en désintéresser. Comme si pour elle, il ne s’agissait pas vraiment de l’enjeu. On en revient à la question évoquée précédemment. Que visait-elle ? A être élue présidente de la République dimanche, ou à préempter le leadership sur la future opposition ?

Valie : Emmanuel Macron peut-il porter plainte face aux insinuations de Mme Le Pen quant aux soi-disant comptes offshore dissimulés de celui-ci ? Pourquoi n’a-t-il pas réagi plus violemment à ces propos (si tant est qu’ils soient sans fondement) ?

Nicolas Chapuis : Non, car la candidate a pris soin de les formuler sous la forme interrogative. Il s’agissait pour elle non pas de prouver quelque chose (elle n’avait manifestement aucune preuve) mais d’insinuer, d’instiller le doute, en espérant qu’il en reste quelque chose. Il s’agit manifestement d’une offensive coordonnée, relayée aujourd’hui par de nombreux groupes d’extrême droite.

Rappelons donc les faits en notre possession pour le moment. Ils tiennent en une phrase : nous n’avons aucun élément qui nous permette de soupçonner Emmanuel Macron d’avoir un compte à l’étranger.

MichelD : Avant le débat, des articles assuraient que Macron était prêt à quitter le plateau si Marine Le Pen devenait trop agressive envers lui. Etait-ce vraiment envisageable ?

Nicolas Chapuis : C’était une information relayée par d’autres médias mais dont, au Monde, nous n’avons jamais eu la confirmation (et que vous n’avez, donc, pas lue sur notre site).

Simon : Que pensez-vous de l’explication d’Emmanuel Macron sur l’expulsion des fichés « S », proposée par Marine Le Pen ? Il me semble qu’il n’a pas été très clair, mais que son argumentation tient la route : on n’expulse pas des gens en cours d’enquête. Pensez-vous que les téléspectateurs l’ont compris ?

Nicolas Chapuis : On en revient au problème de la fiche « S » : ce n’est pas un outil juridique. Il s’agit d’un outil de travail des services de renseignement, quand ceux-ci s’interrogent sur un individu, avec parfois pas grand-chose dedans. Cela ne peut en aucun cas servir de base légale à une décision administrative d’expulsion collective de tous les étrangers fichés « S ».

Sophie : Est-il juste de juger le niveau et la qualité du débat, dès lors qu’il a été tué dans l’œuf ?

Nicolas Chapuis : Vous résumez bien la difficulté de juger un débat qui n’a pas eu lieu.