Le doux soleil de mars qui irradie les parcelles verdoyantes annonce l’approche de la saison tant attendue de la récolte d’avril. A Harab Shant, un petit village du gouvernorat de Beni Suef, sur les rives du Nil, à 150 km au sud du Caire, les agriculteurs n’ont pourtant pas le cœur à se réjouir. Comme Nour Eddin Gaber, les cultivateurs de blé ont les yeux plissés par la chaleur et l’inquiétude. « Les autorités prennent des décisions qui nous affectent directement mais sans jamais demander notre avis », se plaint d’emblée ce paysan de père en fils aux manières affables.

Du haut de ses 55 printemps, Nour n’a jamais vraiment foulé d’autre terre et c’est depuis son plus son jeune âge qu’il caresse les épis de blé du bout des doigts. Il songe désormais à cesser cette activité devenue trop coûteuse. Coiffé d’un turban blanc, vêtu d’une galabeya grise à la manière d’un fellah (paysan, en arabe) d’Egypte, Nour fait servir du thé très sucré dans son petit salon, encerclé par des canapés où les fils et les neveux font la discussion, avant de narrer ses déboires.

Plus de subventions de l’Etat

Le gouvernement égyptien a décidé en janvier de soumettre les vendeurs locaux de blé aux prix du marché international alors qu’ils bénéficiaient jusqu’alors d’un tarif favorable reposant sur un système de subventions d’Etat. Depuis novembre 2016, et la signature par l’Egypte d’un accord de prêt avec le Fonds monétaire international (FMI), Le Caire se livre à une réduction tous azimuts des dépenses publiques du pays. Alors que la livre égyptienne a perdu la moitié de sa valeur, atteignant aujourd’hui 18 livres pour 1 dollar, les prix de l’énergie se sont envolés et l’inflation annuelle galopante a été évaluée à 30,91 % en mars 2017 par la Banque centrale d’Egypte. Le pain subventionné reste relativement épargné.

Dans ce contexte, la décision du ministère de l’agriculture, parue au début du mois de mars, de fixer le prix de 150 kg de blé entre 555 livres et 575 livres (27,98 euros à 28,99 euros), contre 420 livres l’année passée, exaspère les petits producteurs, même si le gouvernement affirme que ce montant permet de couvrir la hausse des coûts de production et d’assurer une marge bénéficiaire aux agriculteurs. « Je refuse de vendre mon blé à un montant inférieur à 650 ou 700 livres, persiste Nour, qui possède un petit feddan, l’équivalent de 0,42 hectare. Avec la hausse des prix du carburants et de l’électricité, les frais engrangés pour entretenir la terre et le salaire des ouvriers qui participent à la récolte, je ne pourrai pas m’en sortir en cédant mes récoltes au tarif fixé par le gouvernement. Il n’est pas normal que les agriculteurs ne soient même pas entendus lorsqu’il s’agit d’établir le prix de vente de ce qu’ils produisent. »

Premier importateur mondial

L’Egypte est le premier importateur mondial de blé, avec une consommation annuelle estimée à environ 20 millions de tonnes. La production locale n’a pas dépassé les 9 millions de tonnes en 2016 et la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, évalue les importations égyptiennes sur le marché du blé pour la saison 2016-2017 à 12 millions de tonnes. Un chiffre qui reste constant depuis l’année dernière, mais en hausse de 1,3 million de tonnes par rapport à la moyenne des cinq précédentes années. Des importations, notamment en provenance de Russie, devenues particulièrement onéreuses depuis novembre 2016 et la dévaluation brutale de la livre égyptienne par rapport au dollar, devise du commerce international.

Ces importations n’en restent pas moins indispensables dans un pays où le pain reste une denrée essentielle largement subventionnée par l’Etat et constitue un enjeu politique majeur. Au début du mois de mars, des manifestations ont éclaté à travers le pays après une décision du gouvernement de limiter la quantité disponible de pain subventionné dans certaines boulangeries afin de lutter contre les fraudes, avaient alors assuré les autorités. Le ministre de l’approvisionnement et du commerce intérieur, Ali Mosilhi, a présenté des excuses publiques à la population et est revenu sur cette décision. C’est à cette même période que, pour s’assurer des réserves suffisantes, le gouvernement a importé environ 1 million de tonnes de blé en deux semaines, soit 20 % de la quantité totale importée en 2016.

Paysans surendettés

Autour de Nour, nombreux paysans de Harab Shant se disent de surcroît déjà endettés, notamment en raison d’un faible accès aux engrais chimiques disponibles auprès d’associations bénéficiant de subventions par l’Etat. « J’achète un sac d’engrais de 50 kg à 160 livres auprès d’une association gouvernementale, explique minutieusement Nour. Non seulement le prix a augmenté d’environ 40 livres, mais les quantités disponibles ne sont pas suffisantes. Du coup, nous sommes contraints de nous approvisionner sur le marché noir où le sac de 50 kg peut atteindre 210 livres. »

Des voisins, raconte Nour, ont été arrêtés ou croulent sous les procédures judiciaires parce qu’ils ont cumulé trop de dettes auprès de ces associations. « Les paysans ne peuvent plus vivre de leur métier, se désole-t-il. Je vis moi-même grâce à l’argent que mes deux fils, partis travailler dans une boulangerie au Caire, m’envoient régulièrement. Le gouvernement reproduit avec le blé le désastre du coton égyptien que les paysans ont progressivement délaissé. »

Après avoir soumis le coton aux tarifs du marché mondial, les terres agricoles consacrées à la production de cette fibre emblématique pour l’Egypte ont diminué de près de 80 % depuis les années 1980.