« A Tiko, les enfants ont oublié le goût de l’école. Regardez-les ! Ils sont devenus de grands commerçants. » Le regard triste, Emmanuel Ngoe désigne des jeunes filles et garçons qui déambulent, bassines de brochettes d’escargots, d’ignames et de fruits posées sur la tête. Ils ne vont plus à l’école. « Vous connaissez la principale victime de la crise actuelle ? demande l’homme de 38 ans au français hésitant. C’est cette jeunesse anglophone. Ça me brise le cœur. »

Depuis octobre 2016, le Sud-Ouest et le Nord-Ouest, les deux régions anglophones du Cameroun, qui représentent 20 % des 24 millions d’habitants, sont en crise. Tout a commencé par une grève des avocats, qui dénonçaient la nomination de juges ne maîtrisant pas l’anglais et l’absence de traduction des documents et lois dans cette langue, prévue pourtant par la Constitution. Un mois plus tard, le 21 novembre, c’était au tour des enseignants de protester contre la « francophonisation » du système éducatif anglophone, avec l’affectation de professeurs ne maîtrisant pas la langue de Shakespeare.

« C’est un immense sacrifice »

Par solidarité, les parents qui s’inquiétaient de l’avenir de leurs enfants et se disaient victimes de discrimination sont descendus dans la rue. Depuis, des journées « ville morte » ont lieu chaque semaine et la majorité des écoles sont désertes. « J’ai été obligé d’envoyer mes trois enfants chez ma sœur à Yaoundé. J’ai dû payer une nouvelle fois leurs frais de scolarité. Chaque mois, j’envoie 50 000 francs CFA [76 euros] pour leur nourriture. C’est un immense sacrifice », soupire Emmanuel Ngoe. Pour s’en sortir, il alterne entre deux jobs : mécanicien la semaine et moto-taxi le week-end.

A Tiko, ville agricole de plus de 70 000 habitants du Sud-Ouest, la plupart des parents n’ont pas les moyens d’envoyer, comme Emmanuel, leurs enfants poursuivre leurs études ailleurs. « J’ai tout fait pour qu’ils renvoient les élèves à l’école. Tout tenté, je vous le jure. Mais rien », s’étonne encore Yome Nango. Depuis vingt-huit ans, cet homme de 90 ans au sourire contagieux est le chef traditionnel de Tiko Town. Il a toujours été « respecté, écouté et apprécié », aussi bien par les habitants que par les autorités administratives.

Depuis le début de la crise, le nonagénaire a multiplié les réunions avec les parents, sillonné les quartiers et sensibilisé tous ceux qui le sollicitaient, pour une plainte ou un conseil, à l’importance de l’éducation. Tous sont restés sourds. « Que vont devenir ces jeunes ? Ce sont les futurs ministres et présidents, seule l’école peut les conduire à ces postes », s’emporte Yome Nango. En face de sa maison aux murs défraîchis, il observe chaque matin, de la fenêtre de son salon, la cour vide de l’école publique de Tiko Town : « Avant, il y avait plus de 600 élèves. Maintenant, il n’y en a même pas 30 qui viennent. L’année scolaire est gâchée. »

« Les parents ont peur »

Pour rassurer et encourager les parents, le gouvernement a déployé des gendarmes, policiers et militaires dans les établissements. Au lycée bilingue de Buéa (Sud-Ouest), une équipe mixte de policiers et de gendarmes patrouille, aidée par des agents de sécurité tout de jaune vêtus qui n’épargnent aucun visiteur : il faut laisser à la guérite sa carte d’identité, décliner « clairement » l’objet de sa visite et signer le registre avant d’obtenir le badge visiteur.

Sur plus de 3 000 élèves inscrits dans ce lycée, moins de la moitié, anglophones et francophones inclus, viennent tous les jours. « Au début de la crise, on n’avait que quelques élèves francophones. Mais, depuis mars, les anglophones reviennent peu à peu », assure Hannah Mbua Etonde, la proviseure, alors que quelques lycéens en uniforme bleu marine bavardent à l’ombre des arbres. « Dans mon quartier, aucun élève ne va à l’école. J’ai été obligée de partir chez mon oncle, sa maison est située juste derrière le lycée », souffle une élève anglophone de 16 ans.

Les élèves anglophones ont déserté le lycée bilingue de Buea, dans la région du Sud-Ouest. | Josiane Kouagheu

« Les parents ont peur d’envoyer leurs enfants à l’école car ils sont menacés par d’autres parents qui encouragent la grève », confie le chef Nango. « Faux, rétorque Anna, une vendeuse ambulante rencontrée près de la gare de Buéa, à Mile 17. Mais nous ne pouvons pas envoyer nos enfants à l’école alors que le gouvernement nous prend pour des sous-hommes. »

Un collectif de parents d’élèves du primaire, du secondaire et du supérieur a porté plainte contre des évêques du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ainsi que contre trois responsables d’établissements catholiques. « Les évêques ont à la fois refusé l’ouverture des écoles et le remboursement des frais de scolarité », soutient Me Julius Achu, l’avocat des parents. Le procès, initialement prévu le 21 avril, a été renvoyé au 5 juin.

« Traîner quatre évêques devant les tribunaux, c’est du jamais-vu ! Nous n’avons jamais demandé aux parents de ne pas envoyer leurs enfants à l’école et ce ne sont pas les évêques qui ont déclenché cette grève. Nous en sommes victimes comme les autres, nous avons perdu beaucoup d’argent », s’indigne le père Tatah Humphrey Mbuy, directeur de la communication de l’archidiocèse de Bamenda (Nord-Ouest). D’ailleurs, la Conférence épiscopale nationale du Cameroun, sortant de son silence et appelant à l’unité nationale, a invité les parents à renvoyer leurs enfants étudier. Jusqu’ici, le message n’a pas été suivi.

« Nous ne lâcherons rien »

Du côté des avocats, après plus de six mois de grève, la rentrée annoncée par l’actuel bâtonnier pour le 2 mai n’a finalement pas eu lieu. « Nous ne pouvons pas aller dans les tribunaux alors que nos confrères sont en prison », s’exclame un avocat qui a requis l’anonymat. D’après le Réseau des défenseurs des droits humains en Afrique centrale (Redhac), en dehors des trois leaders médiatisés, plus de cent anglophones ont été arrêtés, dont des journalistes. Poursuivis pour la plupart par le tribunal militaire pour « terrorisme, crime, rébellion et délits d’opinion », ils risquent la peine de mort.

« Or les tribunaux militaires ne doivent juger que des soldats en temps de guerre. Ces personnes ne correspondent donc pas du tout au mandat du tribunal militaire, dénonce Maximilienne Ngo Mbe, directrice exécutive du Redhac. Parmi eux, il y a beaucoup de jeunes d’une vingtaine d’années. Avec toutes les tractations qui sont en cours, nous avons peur qu’on libère les leaders et qu’on oublie ces jeunes. »

Privé d’internet pendant trois mois, le cybercafé Dencav, à Mutengene (Sud-Ouest), a perdu plus de 500 000 francs CFA (plus de 760 euros). | Josiane Kouagheu

De fait, pour de nombreux observateurs, la libération des leaders anglophones pourra sonner la fin de la grève. « C’est grâce à eux que nous avons fait entendre notre voix pour la première fois. Ils doivent être libres et nous dire que faire. Sans ça, nous ne lâcherons rien », jure Patson, barman, qui précise que le président, Paul Biya, a déjà fait « un grand geste » : après trois mois de coupure, il a ordonné le rétablissement des connexions Internet dans la partie anglophone.

Au Dencav, plus ancien cybercafé de Mutengene (Sud-Ouest), malgré quelques problèmes techniques liés à la lenteur du débit, deux jeunes envoient des courriels et discutent sur Facebook, sourire aux lèvres. Dans son bureau plongé dans une semi-pénombre, Philip Kum, le promoteur du cybercafé, fait grise mine : « J’ai perdu plus de 500 000 francs CFA durant la coupure. Une fois par semaine, je ferme à cause de la journée “ville morte”. Mais savez-vous ce qui me fait le plus mal ? C’est que mes enfants et tous les autres soient toujours à la maison. Je supplie le gouvernement de trouver une solution à la crise. »