« Oh la la » s’exclame, en français dans le texte, la presse américaine. « Alors voilà, ça vous est tombé dessus à vous aussi », soupire Buzzfeed. A peine surpris, les journalistes américains ont découvert, vendredi 5 mai, le piratage de la campagne d’Emmanuel Macron et la publication de milliers d’e-mails et de documents internes.

Avec, pour eux, un air de déjà-vu. L’an dernier, le parti démocrate américain avait lui aussi été victime d’un piratage massif. Des milliers d’e-mails internes avaient été rendus publics par WikiLeaks, ce qui avait occupé une partie du débat médiatique pendant la campagne présidentielle, au détriment d’Hillary Clinton, l’adversaire de Donald Trump dans la course à la Maison Blanche. Un piratage attribué par Washington à Moscou.

Le magazine Wired évoquait ainsi vendredi « une nouvelle fuite massive de données visant à saboter un candidat de centre-gauche ». Mais pour ce titre spécialisé dans les nouvelles technologies, il y a une différence de taille :

« Cette publication d’e-mails semble bien plus précipitée que l’opération russe qui a rongé la campagne d’Hillary Clinton. Et cette fois, elle est sortie pile au bon moment pour empêcher les cibles de ces fuites d’avoir la possibilité de répondre. »

Autre différence, relevée par Slate.com quelques heures avant début du second tour :

« Malgré les similarités, il semble peu probable que ces fuites aient le même effet en France qu’aux Etats-Unis, en grande partie car aucun scandale évident n’a été trouvé dans ces documents. Et à l’issue de cette campagne si mouvementée, cela pourrait même avoir l’effet opposé. »

Les pirates n’auraient « rien trouvé d’incriminant »

Si aucun scandale n’a été trouvé, c’est aussi qu’en un délai si court, il a été impossible pour les rédactions d’analyser en profondeur les milliers de documents dérobés. Une stratégie à part entière selon The Intercept, un site d’information qui travaille régulièrement en lien avec Edward Snowden pour publier les documents que le lanceur d’alerte a dérobés en 2013 à la NSA :

« Le choix de ne pas les diffuser avant que les journalistes n’aient plus le temps de creuser et de trouver de quoi salir Macron suggère que les pirates, au moins, n’ont rien trouvé d’incriminant. »

Pour le Washington Post, ce piratage « souligne les enjeux internationaux de cette élection ». « Cette nouvelle cyberattaque rend encore plus urgent la compréhension du rôle de la Russie dans l’élection américaine de 2016 », dit le journal. « Nous vivons dans un tout autre monde », estime Quartz, « dans lequel des pirates basés en Russie et ailleurs tentent activement d’ébranler la démocratie en publiant, à des moments choisis avec soin, des informations volées aux candidats à qui ils souhaitent nuire ». C’est pourquoi il conseille aux journalistes de « se retenir de dévoiler les contenus de ces documents confidentiels ».

« Ne vous faites pas avoir comme la presse américaine »

Depuis la publication de ces documents, les médias américains y vont de leurs conseils aux journalistes français, car eux aussi ont eu à couvrir une situation similaire. Et le message est clair : ne faites pas les mêmes erreurs que nous.

« Je vous en supplie : ne vous faites pas avoir comme la presse américaine, qui est tombée naïvement dans le piège qui lui était tendu », plaide ainsi, sur Buzzfeed (le texte a été traduit en français), Zeynep Tufekci, également contributrice au New York Times et professeure à l’université de Caroline du Nord. « Chers Français, vous venez de vous faire pirater. Ne faites pas les mêmes erreurs que nous », indique le titre de l’article. Avant de développer :

« L’expérience américaine montre de quelles nombreuses manières ce genre de publication en gros de mails piratés alimente la désinformation virale, crée de graves atteintes à la vie privée et rend le public confus au lieu de l’éclairer. »

Elle implore les journalistes français de ne « pas plonger dans le pot de confiture qu’on leur a délibérément mis sous le nez », et de ne pas, à l’instar des rédactions américaines, déployer une énergie démesurée pour analyser des documents qui, dans le cas de ceux des démocrates, étaient selon elle « d’une banalité totale ».

« C’est dur de résister à une tentation pareille, mais à notre époque, où la censure fonctionne en nous détournant de ce qui est important, il est crucial de bien distinguer ce qui est essentiel de ce qui n’est qu’un subterfuge pour faire diversion. »

Avant de conclure :

« Ne te laisse pas déconcentrer, chère France. S’il y a des malversations à révéler, fais-le selon tes principes, à ton rythme à toi, en exerçant ton propre jugement. Tire des leçons de l’échec des médias américains. Dis aux trolls et aux fauteurs de troubles malveillants et irresponsables de la boucler. »

Sur le site Motherboard, spécialisé dans les nouvelles technologies, le journaliste Joseph Cox estime quant à lui que la publication de ce type de données piratées est « un terrain miné, éthiquement et professionnellement », et souligne que les pirates ont souvent « des motivations très différentes de celles des journalistes ». « Quel est l’objectif de cette source ? Quel sera l’impact d’un article sur le sujet ? Est-ce que publier cet article est plus important que les dégâts qu’il pourrait causer ? » : voici les questions que chaque journaliste doit aujourd’hui se poser, selon lui, dans ce type de situation.

Il affirme également que « décider ce que vous n’allez pas écrire est aussi important que ce que vous allez écrire », en soulignant notamment le respect de la vie privée des personnes piratées – dans le cas du piratage de la campagne d’Emmanuel Macron, plusieurs boîtes e-mail personnelles ont été infiltrées.

« Le Monde » et les documents des « MacronLeaks »

A quelques heures de la fin de la campagne officielle, vendredi 5 mai, des milliers de documents internes attribués à la campagne d’Emmanuel Macron ont été publiés sur Internet. Le Monde a pu consulter une partie de ces documents, issus du piratage de boîtes e-mails personnelles et professionnelles de cadres du mouvement.

Quelle que soit l’origine du piratage, la publication de ces documents à deux jours du second tour, dans la période de réserve qui interdit aux candidats et à leurs soutiens de s’exprimer, vise clairement à perturber le processus électoral en cours.

Le Monde a choisi de ne rien publier du contenu de ces documents avant le second tour. D’abord parce que le volume de documents piratés – 15 gigaoctets de fichiers – rend leur analyse, les recoupements et vérifications qui s’imposent dans tout travail journalistique, impossibles à conduire dans ce délai. Aussi, et surtout, parce que ces fichiers ont sciemment été publiés quarante-huit heures avant le vote, dans le but manifeste de nuire à la sincérité du scrutin, à un moment où les principaux intéressés ont l’interdiction légale de répondre à d’éventuelles accusations.

Si ces documents contiennent des révélations, Le Monde, bien entendu, les publiera, après avoir enquêté, dans le respect de nos règles journalistiques et déontologiques, sans se laisser instrumentaliser par le calendrier de publication d’acteurs anonymes.