Tout est si propre, aseptisé, organisé. A l’accueil de la polyclinique des Jasmins, au cœur du « Centre urbain nord », le nouveau quartier d’affaires de Tunis où des chantiers continuent d’accoucher d’immeubles flambant neufs, on reçoit cérémonieusement le visiteur. Il faut dire qu’on est loin de la foule de l’hôpital public, de ses attentes interminables, de son ambiance nerveuse… La clinique des Jasmins est l’un des fleurons des établissements privés de la capitale. Dans le bureau du directeur général, Mourad Khrouf, une plante soignée déploie ses feuilles contre un mur crème. C’est l’heure du déjeuner : à travers les fenêtres, on aperçoit des jeunes cadres dynamiques s’engouffrer dans une pizzeria.

Ici, c’est la face brillante du système de santé tunisien. « Un système à double vitesse, admet M. Khrouf. Ceux qui ont les moyens viennent ici, dans le privé. Les pauvres, eux, vont dans le public. » Voilà qui est clairement énoncé et, à l’évidence, le gouvernement tunisien accompagne le mouvement. Fin 2016, sous la pression d’intérêts industriels, Tunis a abrogé un arrêté limitant aux cliniques de plus de 100 lits l’acquisition d’équipements lourds – scanners, appareils d’imagerie par résonance magnétique (IRM), etc. – hors des quotas réglementaires (fixés en rapport avec la population). Désormais, n’importe quel établissement, fût-il de taille réduite, peut s’en doter. La fracture entre le privé et le public (ce dernier possédant déjà quatre fois moins d’IRM que le privé) est ainsi vouée à s’approfondir.

Ouverte en 2014, la polyclinique des Jasmins, propriété de médecins actionnaires (six gros et une trentaine de petits), est issue de la grande vague de création d’établissements privés à la fin des années 2000 et début des années 2010. Ils sont aujourd’hui au nombre de 110 et proposent environ 5 000 lits (soit un cinquième de la capacité nationale). Une quarantaine de projets sont nés depuis 2014, le trop-plein menace. « C’est du n’importe quoi, soupire M. Khrouf. Il va falloir chercher des marchés ailleurs. »

Patients libyens

Outre la clientèle tunisienne qui « a les moyens », les Libyens, ressortissants d’un Etat riche en pétrole, ont longtemps nourri cette offre médicale privée en expansion. Ils franchissaient souvent la frontière pour venir se faire soigner. La révolution de 2011 contre la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi, ses combats et ses blessés – évacués en Tunisie – ont dopé la dynamique. « Beaucoup de médecins entrepreneurs sont tombés dans le panneau, persifle M. Khrouf. Ils se sont précipités dans la création de nouvelles structures, sans faire au préalable d’étude de marché sérieuse. »

Dans certaines de ces cliniques, les Libyens ont représenté jusqu’à 100 % de la clientèle. Entre 2011 et 2014, la capacité en lits des établissements privés a carrément doublé à Djerba, Sfax et Tunis, les lieux de prédilection des Libyens. La bulle a fini par éclater alors que la crise s’approfondissait en Libye, ses ressortissants devenant de moins en moins solvables. Heureusement pour la Tunisie, le maintien de la clientèle algérienne, stable, a permis d’amortir cette dépression libyenne. Aux Jasmins, on affirme survivre grâce à une répartition équilibrée des origines nationales des clients : entre 65 % et 70 % de Tunisiens, entre 10 % et 15 % de Libyens, environ 15 % d’Algériens et 10 % d’Européens et Subsahariens.

Cette dernière catégorie est très courtisée en raison de son potentiel. A l’heure où la Tunisie affiche des ambitions africaines – avec un temps de retard sur le Maroc –, l’ouverture de nouvelles lignes aériennes va inévitablement intensifier le flux de patients en provenance de l’Afrique subsaharienne. En mars, la compagnie nationale Tunisair a inauguré deux vols par semaine vers Conakry, neuf mois après une initiative similaire en direction de Niamey.

Chirurgie esthétique

Quant à la clientèle européenne, elle est portée par la chirurgie esthétique. La niche s’est révélée fructueuse jusqu’aux attentats djihadistes de 2015, au musée du Bardo (Tunis) et à Sousse, qui ont entraîné un reflux du tourisme. Depuis, la Tunisie n’a plus connu d’attentat de ce type : le tourisme médical reprend doucement. Aux Jasmins, on reçoit chaque mois entre 80 et 100 clients européens demandeurs de soins esthétiques, attirés par des tarifs quatre fois inférieurs à ceux pratiqués dans leurs pays d’origine.

Les revenus tirés de la chirurgie esthétique représentent aujourd’hui entre 5 % et 8 % du chiffre d’affaires de la clinique, mais d’autres établissements en ont fait leur spécialité dominante, voire exclusive. Un certain nombre d’agences de voyage – certaines légales, d’autres informelles – s’activent sur ce créneau. Hassène Ben Jemaa, chirurgien esthétique aux Jasmins, observe cette fébrilité avec une certaine perplexité : « Il faudrait que l’Etat encadre davantage tous ces intermédiaires. Le potentiel est énorme mais j’ai peur qu’on le gâche. »

L’effervescence brouillonne autour du secteur privé se nourrit de la crise de l’hôpital public et l’aggrave en retour par le détournement des compétences et des équipements qu’elle induit. Le cas des médecins spécialistes illustre cette dérive. Dès le départ, il y a une anomalie dans les filières de formation. Sur le millier de diplômés sortant chaque année des quatre facultés de médecine (Tunis, Monastir, Sousse et Sfax), 350 seulement sont généralistes. « On forme beaucoup trop de spécialistes, un système efficace ne peut exister avec un tel déséquilibre », s’alarme Zied Bellamine, président de la Société tunisienne de médecine de famille.

Et ces spécialistes, boudant l’hôpital public, optent de plus en plus pour le privé, au point de l’engorger. « Chaque année, il n’y a que 50 généralistes qui s’installent dans le privé, contre 350 spécialistes, poursuit M. Bellamine. C’est une aberration. Le secteur privé est saturé de spécialistes. » Les places deviennent chères, l’avenir incertain. D’où la tentation de l’exil en France ou en Allemagne, où les médecins tunisiens sont plutôt les bienvenus.

Le sommaire de notre série Tunisie : « Et sinon la santé, ça va ? »