« Quand les artistes prennent le pouvoir, c’est pour mieux nous en libérer ! » Guillemets ou pas ? Les phrases de Blaise Merlin ne font que passer. Elles lui viennent de ses rencontres. Il sème à tous vents. La Voix est libre, son festival plébiscité depuis 2002 : parole pressée, chauffée à blanc par la conviction, ça part dans tous les sens. Cirque, tap dance, slam, rap, viole de gambe, trompette, mots dits des maudits, spiritualité allée avec la valse, roulez manège…

Blaise Merlin présente les poètes aux jongleurs, les meneurs aux discrets, les « libres pensifs » aux « acrobattants », après quoi, il laisse faire. Il en sortira bien quelque chose. Se dit-il, plus tendu qu’il n’y paraît, traqueur comme ses comédiens de parents, avant d’entrer en piste pour annoncer son œuvre du soir, « les veillées élect’orales » des 5 et 6 mai.

En scène, Blaise Merlin, 37 ans, s’invente une sorte de gauchisme gauche, il est de ceux qui parlent sourire en bouche

Le 5 mai 2017, Christiane Taubira lance la voix d’Edouard Glissant (1928-2011), en 2002 : première « Voix libre », Blaise avait 22 ans, il ne doute de rien, fait du théâtre des Bouffes du Nord un forum vibrant entre les deux tours de l’élection (Chirac-Le Pen). Le 6, voix d’Albert Jacquard (1925-2013), dans un sketch irrésistible autant que nobélisable sur la différence fondamentale entre reproduction et procréation.

En scène, Blaise Merlin, 37 ans, s’invente une sorte de gauchisme gauche, il est de ceux qui parlent sourire en bouche. Il aime subtiliser les mots. Façon Lubat ? Il y a de ça, ils sont proches, toute la clique d’Uzeste en Gironde défile en ordre dispersé dans La Voix est libre, depuis 15 ans. – « Ah mais ! Soyons clairs ! C’est un festival de jazz ? » Pas le moins du monde

Lire un compte-rendu de l’édition 2015 : Brigitte Fontaine, déesse tutélaire du festival La Voix est libre

Ludion suractif

Blaise invite Marie-José Mondzain. Ludion suractif avec la voix la plus chantante de la philosophie, entretien. Marie-José Mondzain commente son essai Confiscation des mots, des images et du temps (édition Les liens qui libèrent). Comment les mots sont-ils détournés, retournés ? Marie-José Mondzain dont le calme tranche avec le propos tranchant, est une philosophe « radicale ». – « Ah mais ! Vous n’aviez qu’à le dire, c’est un colloque de linguistique ? » Pas davantage, c’est l’art de la conversation retrouvé.

Le tout, sous un chapiteau rouge – non, on ne l’a pas repeint pour l’occasion –, planté sur le périph’, à la Porte des Lilas. Dans la nuit, fin crachin breton sans les huîtres, blizzard, ce poil d’anxiété des veilles d’élection couci-couça, et certaine gaieté surjouée (on est tous d’accord, tu parles…).

Dans la catégorie festival – aux armes, sociologues des temps futurs ! –, Blaise Merlin a inventé un type, le forum des pourchassés de partout, slam (D’De Kabal), exilés politiques (Moneil Rahma, Soudan), résistantes syriennes (Rana Zeid, Noma Omran, Hala Mohammad), chanteur soufi, rappeur égyptien, « improvis’acteurs de haut vol », passe-murailles (le stupéfiant tap-dancer guyanais Tamangoh, à découvrir le 8 mai). Pourquoi, cette saison, cette attention à la spiritualité et à la transe ? Signe des temps.

Joyeux bordel

Sous le chapiteau, le 5 mai, un orchestre de cirque à l’ancienne. « Scrutateurs agoraphones » : Médéric Collignon, Elise Caron et Denis Charolles. Je vous laisse deviner le joyeux bordel. Côté orateurs à l’école de Pierre Dac, Artaud, Lacan et Annie Cordy : Jacques Rebotier, Frank Lepage, Jacques Bonnaffé, Ludor Citrik (clown trash). On les a ratés.

Leur légende court encore sous la structure métallo-textile, le samedi 6 : Front de Libération Poétique ouvert par D’ de Kabal, l’intraitable à la voix rauque, ça ne rigole plus. Revient d’un coup la conversation du matin (radio), entre un (bon) spécialiste de James Baldwin et JoeyStarr, « voix » du film Je ne suis pas votre nègre : duo désopilant entre l’universitaire scrupuleux, excellent connaisseur de ce qu’il ne sait pas, lourd de son patois khâgneux, et JoeyStarr – bagout du cinéma populaire, diplômé des banlieues, « parler de garagiste ». Leur dialogue n’aurait pas dépareillé à La Voix est libre. Cœur du sujet. Y penser en 2018.

Là-dessus, le slameur Vîrus ranime, c’est une bonne idée, des poèmes de Jehan Rictus (1867–1933) quelque peu perdus de vue depuis le début des années 1960, au Quartier latin. Après quoi, voyant Denis Lavant se donner des baffes, on songe au regretté Mouna, boulevard Saint-Michel, son vélo et ses gants de boxe pour mimer le nucléaire (il s’assénait de vigoureux coups sur le crâne).

Mis en écho par Guylaine Cosseron (« chanteuse d’avant les mots »), Denis Lavant, accoutré façon Céline, lit et éructe Michaux, Radnóti (poète hongrois mort en camp). Elle diffracte et arrache de drôles de notes à sa glotte. Il jette feuilles et micro pour finir. Moment exceptionnel de rage. Est-ce qu’ils répètent ça ? Est-ce qu’ils sont tout le temps comme ça ? C’est à craindre.

Minvielle en chanteur de bal

Final Dieudonné Niangouna, avant que le trio de leurs accompagnateurs, la rythmique de Papanosh ne s’étoffe pour le « Bal de match » – Thibault Cellier (contrebasse), Quentin Ghomari (trompette), Raphaël Quénéhen (sax et voix), Seb Palis (claviers) : exaltation nietzschéenne d’une première partie assez noire par la joie et la danse. Il était temps. L’impensable Minvielle retrouve ses talents de jeunesse : horlogerie de précision le jour, chanteur de bal la nuit.

Chanteur de bal, c’est un métier de précision. Jouer pour faire danser, c’est une joie sans comparaison. Minvielle a ce génie de mettre les couples debout, tous les couples, LGBT comme anciens modèles. Il les fait tourner, les enchante, les prend par la ceinture. Attaque avec son formidable Bo Vélo de Ravel. Suggérons-lui pour 2018 La Chevauchée des Bactéries. Ça devrait donner. La science est bien vue au cirque. Lui, en scène, il prodigue sans compter, vocaliste, rythmicien, irrésistible auguste comme tous les autres, dont la mort serait le clown blanc. Comment se fait-il que Minvielle, connu de petites tribus dans le monde entier, ne soit pas la star de la joie qu’il devrait être ?

Parce que La Voix est libre est exactement le festival qu’on vous dit, piste pleine un samedi de crachin, porte des Lilas. Mais il faut une vraie liberté en soi pour s’offrir cette voie-là. A suivre…

TEASER FESTIVAL LA VOIX EST LIBRE 2017

La Voix est libre (jusqu’au 13 mai). Rencontres du 3e tour : Débordanses (Tamangoh & Magic Malik), Hibridos (rituels mystiques du Brésil et de l’Amazonie), lundi 8 mai ; Animal K + Serge Teyssot-Gay ; exilés poétiques, Le Cri du Caire (Sighfire + Abdullah Miniaway – chant soufi et slam –, Erik Truffaz), le 9, au Cirque électrique. www.jazznomades.net