Du 9 au 17 mai, le chef d’orchestre Louis Langrée sera dans la fosse du Théâtre des Champs-Elysées pour diriger Pelléas et Mélisande, un opéra qui a joué un rôle prépondérant dans sa carrière. Nous avons rencontré le maestro le 26 avril, à l’issue de la première séance de travail piano scène avec les chanteurs et le metteur en scène Eric Ruf, au 15 de l’avenue Montaigne, à Paris.

La rencontre avec Pelléas en 1983 qui a révolutionné votre vision de l’opéra ?

Oui, j’étais de ceux qui considérais que l’art lyrique était un genre complètement obsolète. Je ne comprenais pas l’engouement que pouvait susciter cet enchaînement de récitatifs, d’airs, d’ensembles et de cabalettes. Paradoxalement, j’aimais la voix. J’avais commencé comme chef de chant à la Péniche Opéra, avant d’arriver à l’Opéra de Lyon, dans l’atelier d’Eric Tappy, lequel avait été – coïncidence ? – un grand Pelléas. C’est alors que John Eliot Gardiner, directeur musical, a programmé la mythique production de Pierre Strosser. J’étais subjugué : j’ai assisté à toutes les représentations. Par la suite, il y a eu une série de tournées : j’ai commencé à diriger comme assistant de Gardiner et de Claire Gibault.

En 1991, Renée Auphan vous offre à l’Opéra de Lausanne votre premier Pelléas. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

Renée Auphan, alors directrice de l’Opéra de Lausanne, m’a fait confiance. J’avais appris cette partition bien avant de savoir que je serai un jour chef d’orchestre. J’en avais en quelque sorte gravi les échelons : le travail avec les chanteurs, les filages scéniques au piano, avant de prendre la baguette. Sans doute mon approche est-elle différente, parce que plus physique. J’avais « joué » Pelléas. Mais là, avec Catherine Dubosc, Laurence Dale, Gilles Cachemaille, dans ce théâtre intimiste, j’ai vraiment senti l’ivresse singulière que donne cet opéra.

Premières répétitions de Pelléas et Mélisande, Debussy

Comment définiriez-vous la singularité de Pelléas, opéra sans antécédent, resté sans descendance ?

Il y a d’abord la magie face à un miracle d’équilibre entre structure et sentiment. Même aujourd’hui, après avoir dirigé nombre de chefs-d’œuvre du répertoire, je n’en connais aucun qui soit aussi complexe et aussi limpide, aussi dense et aussi éphémère. Dans Pelléas, il ne faut pas interpréter, mais délivrer la musique le plus simplement du monde, presque de manière neutre.

Donnez-vous des conseils dans ce sens aux chanteurs ?

Je leur dis de ne pas chanter. De dire, presque comme un texte sacré. Le tragique est dans la simplicité. Ils ne doivent jamais être dans la démonstration, mais dans l’incarnation. Je leur transmets cette phrase de José Van Dam, qui jouait Golaud en 2000 dans la production mis en scène à Genève par Patrice Caurier et Moshé Leiser, avec Alexia Cousin et Simon Keenlyside. « Chanter Pelléas, c’est parler plus haut », avait-il dit avec une incroyable intelligence.

Prodiguez-vous les mêmes directives à l’orchestre ?

L’orchestre doit faire entendre la partie immergée de l’iceberg, les hauts fonds de la musique et de la pièce de Maeterlinck. Pour cela, les musiciens doivent jouer de manière à devenir presque transparents afin de ne pas mettre un écran entre l’œuvre et nous. Afin que nous soyons tous Pelléas, et tous Mélisande.

Dans la production de Stéphane Braunschweig à l’Opéra-Comique en 2014, vous avez apprécié les instruments d’époque de l’Orchestre des Champs-Élysées. Mais il s’agit aujourd’hui de l’Orchestre national de France.

Je recommande aux cordes de ne pas jouer avec trop de pression ou de vibrato. Pour les vents, j’exige de la précision. Quoique Debussy puisse être influencé par Wagner, il ne pratique pas l’alchimie fusionnelle des timbres. Il faut donc individualiser chaque couleur, comme dans un vitrail. C’est le miroitement sonore qui détermine le climat général. Dans les moments très tendus ou dramatiques (mais pas romantiques), je demande aux musiciens d’imaginer qu’ils marchent dans l’eau, avec ce poids de l’eau qui les retient. L’orchestre de Pelléas n’est ni pointilliste ni impressionniste, il doit rester symboliste.

Comment travaillez-vous avec les metteurs en scène ?

Beaucoup pensent que le chef est là pour ce que l’on entend, le metteur en scène, pour ce que l’on voit. Alors que les conditions d’une grande réussite ne sont réunies que lorsque le metteur en scène rend le spectateur sensible à la musique, alors que le chef rend justice au théâtre. Dans Pelléas, le drame est dans chaque note. Souvent, pendant les répétitions, je laisse diriger mon assistant pour aller dans la salle et regarder le spectacle. J’essaie de voir comment je peux contribuer à apporter du sens à la musique.

Vous parlez de cette musique avec une fascination qui ne s’est jamais altérée. Que reste-t-il après une production de Pelléas ?

Après chaque production, il y a des phrases – musicales et textuelles – qui vous hantent pendant des mois. Il reste aussi un mystère. Pelléas est une œuvre qu’il faut défendre, porter, délivrer à tous les sens du terme. C’est d’ailleurs ce à quoi s’est employé toute sa vie Debussy. Douze ans pour la composition, jusqu’à la fin pour les modifications. C’est aussi une œuvre qui vous hante, parce qu’elle a cette spécificité rarissime d’être composée sur un texte qui n’est pas un livret.

Sur quelle version de Pelléas travaillez-vous ?

Bien qu’il n’ait jamais touché à la conception de l’œuvre, Debussy a apporté à chaque reprise des changements qui sont allés progressivement vers un son plus dense et capiteux. Nous disposons de six versions, sans compter celle de Boulez, qui en mixe deux ou trois. Je fais la même chose car je ne suis pas sûr que l’une d’entre elles soit plus aboutie. C’est une œuvre qui fait partie de moi. Même si cette production d’Eric Ruf au Théâtre des Champs-Elysées avec Patricia Petibon, Jean-Sébastien Bou et Kyle Ketelsen, n’est que la sixième que je dirige.

Suite des répétitions de Pelléas et Mélisande, Debussy

Pelléas et Mélisande, de Debussy. Avec Patricia Petibon, Jean-Sébastien Bou, Kyle Ketelsen, Jean Teitgen, Sylvie Brunet-Grupposo, Jennifer Courcier, Eric Ruf (mise en scène et scénographie), Christian Lacroix (costumes), Bertrand Couderc (lumières), Chœur de Radio France, Orchestre national de France, Louis Langrée (direction). Théâtre des Champs-Elysées, Paris 8e. Du 9 au17 mai à 19 h 30. Tél. : 01-49-52-50-50. De 5 € à 145 €. theatrechampselysees.fr