Luigi Brugnaro, le maire de Venise, dans son bureau. | Mattia Balsamini/The New York Times/Redux-REA

Qu’il dédaigne ouvertement les milieux culturels, au fond, cela n’est pas si surprenant. Après tout, il n’est pas des leurs, et personne ne s’y trompera. Luigi Brugnaro, élu maire de Venise à la surprise générale en juin 2015, avec l’onction des postfascistes et de la Ligue du Nord, est un homme d’affaires. Pas un intellectuel comme son prédécesseur – le philosophe Massimo Cacciari, maire de 1993 à 2000 puis de 2005 à 2010, en qui l’aristocratie vénitienne aimait tant se reconnaître.

Alors que s’ouvrira, le 13 mai, la 57e édition de la Biennale de la ville, plus importante manifestation d’art contemporain en Europe, le maire de Venise devrait se faire très discret. La discrétion n’est pourtant pas son fort. Cet entrepreneur à succès né en 1961 à Mirano, sur la Terre Ferme (nom traditionnel de la partie continentale de la commune de Venise), n’aime rien tant que les provocations. La première étant de gouverner la cité des Doges « de l’extérieur », sans y vivre. Comme des dizaines de milliers de Vénitiens, Luigi Brugnaro emprunte chaque jour le Ponte della Libertà, qui relie la Terre Ferme au centre historique, avant de se rendre en bateau à la mairie, sur le Grand Canal, à un jet de pierre du Rialto.

La Ca’Farsetti est un des plus prestigieux palais de la cité, et sa façade un peu sévère n’est sans doute pas la plus spectaculaire. Les deux premiers étages du bâtiment, construits au XIIIe siècle, gardent la trace de ses premiers occupants – les descendants du doge Dandolo, qui a conduit la IVe croisade contre Constantinople. C’est de là que le maire administre la Ville, et force est de constater que la présence en ces lieux d’un Luigi Brugnaro était tout sauf programmée.

Une ascension « à la Berlusconi »

Fils d’une institutrice et d’un ouvrier et dirigeant syndical du complexe pétrochimique de Porto Marghera, cet architecte de formation a créé son entreprise, Umana, en 1997, et a profité à plein de l’explosion du travail temporaire en Italie. Le groupe compte aujourd’hui 19 000 collaborateurs et 800 salariés, pour un chiffre d’affaires de 450 millions d’euros. Si l’intérim a fait la fortune de Luigi Brugnaro, c’est le basket-ball qui a assuré sa popularité. Depuis 2006, il est le propriétaire du vénérable Reyer Venezia Mestre, issu d’une institution fondée en 1872 et dont il a assuré le retour au sein de l’élite du basket italien. Ces succès en série le portent à la tête du patronat local – il prend la tête de la Confindustria Venezia de 2009 à 2013.

Les affaires, le sport… Ne manquait que la politique pour parachever cette ascension
« à la Berlusconi ». L’occasion lui est fournie par le scandale du MOSE, à l’été 2014, une gigantesque affaire de détournement de fonds destinés à l’édification d’un système de digues flottantes censées préserver Venise de la montée des eaux. Le président de la région Vénétie, Giancarlo Galan, tombe, entraînant avec lui une bonne partie des élites politiques locales, dont le maire de centre gauche, Giorgio Orsoni. Le coup est rude : la ville, soudain devenue la risée du pays, est placée sous administration préfectorale, comme une vulgaire commune du Sud.

C’est l’occasion idéale pour un outsider, et Luigi Brugnaro ne la laisse pas passer. Dans un paysage politique soudain déserté par ses principales figures, il s’avance en défendant une ligne « ni droite ni gauche », promettant de renoncer à son salaire de maire, son succès l’ayant mis depuis longtemps à l’abri du besoin. Il l’emporte de peu (52 %) au second tour de scrutin, en juin 2015, grâce aux voix des habitants de la périphérie, face à une gauche discréditée et déboussolée. Une fois conquis le pouvoir, Luigi Brugnaro fait vite comprendre qu’il n’entend pas le partager. Il s’entoure de collaborateurs venus de son entreprise, retire leurs délégations aux présidents des six arrondissements de la commune (cinq d’entre eux n’étaient pas de son bord). Brugnaro ne sera pas un maire à mi-temps.

Le deuxième maire le plus apprécié d’Italie

Ses premières décisions suscitent la polémique. Ainsi, celle de retirer des bibliothèques publiques des ouvrages pour la jeunesse mettant en scène des parents homosexuels provoque jusqu’aux protestations d’Elton John – Venise, décidément, n’est pas une petite ville comme les autres. Son style plutôt direct déclenche les railleries, notamment ce soir de novembre 2016 où, pris à partie par un étudiant lors d’une réunion de la Commune, il lui propose de « sortir dehors » pour s’expliquer. Ou cette autre réunion, en janvier, durant laquelle, questionné sur l’environnement de la lagune et l’exode des habitants du centre (ils sont désormais moins de 55 000), il évoque la prolifération des flamants roses et le péril d’une invasion nigériane. Mais ces outrances sont loin de déplaire : selon un palmarès établi au début de l’année par le quotidien économique Il Sole 24 Ore, Luigi Brugnaro est le deuxième maire le plus apprécié d’Italie.

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Ses électeurs, en effet, savent que l’essentiel est ailleurs. La grande affaire, qui obsède
les Vénitiens, est la régulation du tourisme. Avec 30 millions de visiteurs chaque année, le centre-ville est au bord de l’asphyxie, et rien ne semble pouvoir enrayer la fuite des habitants, qui se poursuit au rythme d’un millier de départs par an. Le sujet est devenu si crucial que l’Unesco menace même d’inscrire la ville sur la liste du « patrimoine en péril », au côté d’Alep ou de Palmyre. Luigi Brugnaro est parvenu à éloigner la menace par quelques déclarations d’intention, mais le problème reste entier. Car le tourisme, qui menace d’étouffer la cité, est également ce qui la fait vivre. Ainsi de ces navires de croisière géants qui descendent le canal de la Giudecca à la belle saison, donnant des sueurs froides aux habitants mais assurant 5 000 emplois à la ville…

« Des géants du tourisme aux gondoliers, Luigi Brugnaro est soutenu par tous les groupes d’intérêt du secteur, assure Giovanni Andrea Martini, président de l’arrondissement regroupant le centre-ville et les îles de la lagune. Alors, il ne veut rien faire contre eux et essaie de gagner du temps. Aujourd’hui, il est devenu plus prudent, il se montre rarement et s’écarte le moins possible des textes qu’il lit en public. » Le maire a annoncé qu’une de ses priorités, ces prochaines années, serait de doubler la largeur du Ponte della Libertà, régulièrement paralysé par les embouteillages. Malheureusement, il ne sera pas aussi facile de doubler la largeur des artères du centre-ville.